Je me sens déférent devant la façade sobrement ornée qui s’élève devant moi, percée par sept sombres fenêtres. Derrière moi, le petit chemin s’égare entre les arbres incommensurables jusqu’à la vieille barrière, marquant les limites de la propriété. Écrasé entre les géants sylvestres, on progresse humblement, sans rien distinguer dans le lointain des autres propriétés s’étendant au-delà de la forêt.

Je monte les quelques marches du perron jusqu’à la lourde porte. Après un instant de doute et d’appréhension, je me décide à la pousser. La tête de lion du heurtoir semble me fixer. Elle doit savoir que je suis un habitué de ces lieux. Ou plutôt que j’aurais dû l’être, si j’avais été élevé ici… par mes parents. C’est étrange de pouvoir dire cela. Encore rempli d’incertitudes concernant mes résolutions, je décide tout de même d’avancer, dans l’espoir de combler quelques trous de ma vie.

Je passe le seuil et traverse l’entrée jusqu’à me retrouver dans le salon. Une vaste pièce illuminée par de grandes baies vitrées. Plusieurs fauteuils pourpres sont distribués autour de deux petites tables, couvertes d’objets décoratifs. Le papier-peint sable, recouvert de motifs végétaux, commence délicatement à se détacher. Cela ressemble un peu à l’appartement de ma troisième famille d’accueil, mais en plus distingué. Sur une étagère, une photo de mariage en noir et blanc : un couple souriant, des éclats dans les yeux. Ils me semblent si proches. Mais j’ignore que rattacher à ces traits. Je les fixe dans l’espoir de déceler quoi que ce soit.

Je commence à ressentir le froid de la pièce, doublement causé par la sensation d’absence prolongée de vie et par certains carreaux brisés. Le notaire m’avait prévenu que la maison n’était plus habitée depuis que les derniers propriétaires étaient morts. Mais je suis heureux qu’il m’ait appris cette histoire, mon histoire, avant qu’elle ne soit vendue et rasée, faute de quelqu’un pour en prendre soin. C’est un miracle qu’il ait réussi à me retrouver.

À l’extérieur, j’aperçois le commencement du pré où se dresse fièrement un chêne, sûrement centenaire, plongeant ses larges et innombrables racines dans les profondeurs de la terre, tandis que son ample feuillage rempli le ciel et s’élève fermement vers le soleil, tel un modèle pour tous ces petits voisins.

Je me dirige vers le grand escalier central. J’agrippe la large rampe de bois, légèrement fendue, et m’en sers pour me hisser vers l’étage. Après une vie d’inconstances, cette vieille construction, toujours dressée, me paraît presque immuable. Je me sens fondre dans ces épais morceaux de bois.

En poussant une porte, j’entrevois un bureau devant une bibliothèque prête à craquer. Sur celui-ci, des piles de documents et de papiers froissés traînent comme si leur propriétaire venait de quitter les lieux, où flotte encore une odeur de pipe. J’ai l’impression de déjà connaître cette pièce, alors que je ne sais rien des mots recouvrant ces feuilles.

Le couloir continue, sûrement vers les chambres à coucher. J’imagine que la mienne aurait pu être là. Pourquoi ne l’a-t-elle pas été ? Je n’ose pas y aller, comme si j’allais rentrer dans l’intimité de gens ne m’ayant pas invité. Je ne les connais pas, j’ignore ce qu’ils ont vécu, ce qui leur est arrivé. Pourquoi n’ont-ils pas pu me garder ? Et pourtant, je continue d’approfondir mes explorations. Quoi que je découvrirai, cela fait partie de moi, cela m’apprendra enfin d’où je viens.

Je retrouve petit à petit cette histoire familiale, comme un malade d’Alzheimer dont la mémoire reviendrait par bribes. Les hommes se sont toujours intéressés à leurs origines, cela fait partie de nous. On passe un temps interminable à se questionner pour savoir qui l’on est et d’où l’on vient lorsqu’on nous prive de souvenirs. Je pensais que toutes ces découvertes m’écraseraient, que le poids subi en serait trop lourd, mais, étrangement et pour la première fois, je me sens rattaché à un ancrage stable, au terme de trop nombreuses agitations. Cette sensation est apaisante.

Je grimpe les marches de l’échelle menant au grenier et m’enfonce dans les méandres plus lointains de ce passé. Je me retrouve à côté d’un vieux portrait à l’huile d’un officier à larges moustaches, sans doute un ancêtre éloigné. Au fond du grenier, une armoire de la même époque relie le toit au plancher. Un fatras de malles et de coffres nous sépare. La pièce baigne dans une odeur de vieux livres et un rai de lumière éclaire la poussière depuis un Œil-de-bœuf. Son ouverture offre une vue sur l’horizon, par dessus la forêt jusqu’aux montagnes lointaines, qu’il me semble pouvoir atteindre aisément, adossé à ces reliques familiales ancestrales, poursuivant la ligne qu’elles tracent pour se projeter dans le lointain. Mais d’abord, il me faudra rafraîchir cette demeure ; cela prendra du temps, mais c’est ce qu’il me faut faire.