L’arrière d’une maison d’édition, les auteurs y passent pour leurs affaires ou y écrire. Le Directeur entre, suivi de deux clients.

 

LE DIRECTEUR

Holà vous tous ! Quittez donc vos ouvrages et venez ici ! J’ai avec moi deux lecteurs fidèles de notre enseigne qui viennent de me faire part d’une importante récrimination contre certains ouvrages. Et en tant que bons serviteurs de notre chère clientèle, je tiens à ce que nous apportions une réponse des plus complètes à ces réclamations. Toi, notre traducteur, seul représentant de ton corps de métier à œuvrer sous ce toit, tu es le plus concerné. Car ces messieurs se plaignent de la piètre qualité du travail que toi et tes semblables produisez. Mais avant de répondre, il convient d’entendre directement les reproches. Messieurs, si vous voulez bien vous donner la peine de répéter à toute cette assemblée de gens de lettre ce que vous me disiez tantôt…

 

LE LECTEUR PLURILINGUE

Eh bien j’avoue que je ne voulais pas causer tant de dérangements, mais il est vrai que je dois admettre que la plupart des traductions de livres sont plus que discutables et font perdre en qualité. D’ailleurs, je n’essaye même plus de lire des ouvrages traduits, ils ne ressemblent plus à rien.

 

LE LECTEUR MONOLINGUE

En ce qui me concerne, j’avoue ne pas avoir le choix si je veux comprendre ce dont parle un livre. Contrairement à mon heureux compagnon, je suis bien incapable de déchiffrer une autre langue que la mienne. Mais je fais confiance aux traducteurs pour me livrer une version correcte. Je suis simplement déçu lorsque je me rends compte que ce n’est pas le cas. Évidemment, si je devais perdre cette confiance, je me verrais obligé de cesser de lire de tels ouvrages.

 

LE DIRECTEUR

Voilà de sérieuses accusations contre la qualité de ton travail et de celui de tes collègues, que réponds-tu à ces braves lecteurs ?

 

LE TRADUCTEUR

Je comprends fort bien toutes ces remarques, et je ne les pense pas fausses, mais partielles. Elles ne prennent pas en compte la complexité extrême de saisir ce qu’un auteur a voulu dire, et de trouver comment le transmettre sans ambiguïtés à des gens n’ayant rien en commun avec lui. Tout en conservant les ambiguïtés du texte original. Mais en le transformant le moins possible alors qu’il n’existe pas les mêmes mots d’une langue à l’autre !

 

LE LINGUISTE

Il est vrai qu’une traduction ne saurait jamais rendre compte de toutes les subtilités d’une langue et de son histoire. Un mot ne possède pas de synonyme parfait dans toutes les langues, et les connotations évoluent. Prétendre pouvoir traduire exactement un texte est assez prétentieux. La compréhension complète d’une langue, et d’une seule pour commencer, nécessite un examen long et minutieux de son histoire ainsi que de ses mécanismes.

 

LE DIRECTEUR

Et vous, auteurs de tout bord, de tout style, partagez donc vos avis afin de trancher cette question ! Après tout, vous êtes les premiers concernés !

 

L’AUTEUR PLURILINGUE

J’avoue être profondément déçu par certaines de mes traductions, j’ai même du mal à reconnaître certaines de mes pages ! Ils interprètent mon œuvre d’une manière bien étrange. Alors que je serais là pour leur donner des indications s’ils le demandaient !

 

L’AUTEUR MONOLINGUE

J’ignore ce à quoi ressemblent mes ouvrages dans les autres pays, mais je sais que j’y retrouve de nombreux lecteurs qui ne comprennent pas ce que je dis quand je parle mais qui discutent longuement de ce que j’ai écrit. C’est une opportunité spectaculaire.

 

LE DIRECTEUR

Et vous deux, qui faites ressentir au public rires et larmes dans des explosions de sentiments depuis tant d’années, que pensez-vous de cette querelle ?

 

LE TRAGÉDIEN

Du moment que le sentiment y est. Ce qui compte c’est que le public vive avec les héros, célèbre les joies avec eux, souffre avec eux, remplisse son cœur d’empathie et ses yeux d’émotions ! Les mots pour le dire sont finalement secondaires. Ce qu’il faut, c’est qu’ils touchent les hommes jusque dans leurs entrailles.

 

LE COMIQUE

Le rire se partage entre tous les hommes. Ce que je veux, c’est rendre leur vie un peu plus supportable en les distrayant. Les mots ne servent que cet objectif. Et un éclat de rire est compris par tous ! Le rire, quelle que soit sa cause, demeure une sorte de langage universel du genre humain.

 

LE TRADUCTEUR

Mais il ne s’agit pas de traduire le rire, mais ce qui vient avant lui.

 

LE COMIQUE

Il est vrai qu’il est difficile de faire rire deux hommes de la même manière. Pas la même sensibilité, pas le même esprit, pas les mêmes goûts… Alors quand en plus ils viennent d’endroits différents et ne se comprennent pas, il est bien plus complexe de faire rire l’un avec ce qui fit rire l’autre. Et mes humbles contrepèteries et calembours doivent compliquer votre tâche. Mais cela est déjà difficile entre gens de la même langue.

 

LE DIRECTEUR

Et toi, qui résonne si bien sur les grandes questions, que t’inspirent ces discussions langagières ?

 

LE PHILOSOPHE

La pensée dépasse le verbe par son importance et elle doit le précéder. Une idée bonne demeure bonne quelle que soit la façon dont elle s’exprime. Toutefois, pour qu’une idée bonne soit telle, il convient qu’elle soit exprimée en termes précis, car l’imprécision d’un concept le rend flou, inutile et peut altérer sa justesse. Et je suis bien navré de voir la pensée de mes maîtres antiques ainsi appauvrie par des choix plus que partiaux dans leurs traductions. L’interprétation de leurs paroles nécessite déjà de longues années de pratique, mais il faut encore pouvoir connaître leurs véritables discours.

 

LE DIRECTEUR

Et toi, qui maîtrise mieux que quiconque les finesses du beau langage et sait ordonner habilement les mots et les idées en de splendides constructions, qu’as-tu à dire sur ce travail ?

 

LE POÈTE

Une véritable œuvre ne saurait en aucun cas subir cette détestable altération sans en ressortir profondément mutilée. Le fond et la forme se fondent dans un même ensemble que l’on ne saurait trancher qu’au dépend de l’un d’eux. Combien de chefs-d’œuvre furent massacrés par ces transformations qui altérèrent le sens, dégradèrent l’expression sublime, qui, par petites touches insensibles, dénaturèrent l’ensemble pour le faire tomber au niveau du commun, si ce n’est plus bas.

 

LE TRADUCTEUR

En commençant à traduire des textes, je ne pensais pas pouvoir conserver intacte toutes les subtilités d’une phrase. J’espérais simplement aider un peu les hommes à se comprendre, à avoir accès à des trésors que leur âme n’aurait jamais aperçus sans cela. Quelqu’un a dit un jour que la traduction était la langue de l’Europe, j’aurais bien aimé pouvoir apporter ma pierre à cette belle communication…

 

LE MATHÉMATICIEN

Je m’excuse, mais la vraie langue universelle, que tout homme peut comprendre, est bien celle des mathématiques. Regardez donc mon livre ! Rempli de symboles qui se comprennent de la même manière d’un bout à l’autre de la planète. Et qui parlent de choses se trouvant ici et là-bas sous la même forme.

 

LE PEINTRE

Vos jolis hiéroglyphes sont incompréhensibles pour plus de la moitié de l’humanité ! Qu’est-ce qu’une langue universelle qui doit être traduite pour que les gens la comprenne ? Tandis que mes œuvres sont d’un langage qui ne connaît pas la traduction. Tous les hommes ont des oreilles, mais elles n’entendent que peu de mots. Tous ont des yeux pour déchiffrer des gribouillis, mais ils ne saisissent pas plus que les oreilles. Tandis qu’en ce qui concerne les formes, les ombres, les couleurs qui emplissent mes toiles, tous les yeux les perçoivent dans leur totalité ! Ils voient tous les mêmes mouvements du pinceau. Quoi de plus universel ?!

 

LE MUSICIEN

Allons, vos toiles sont emplies de symboles et de références, aussi légères soient-elles, qui appartiennent à une culture des plus précises. Traversez la mer et votre langue ne sera déjà plus comprise car vos interlocuteurs ne connaîtront plus ce que vous peignez ni pourquoi vous le faites ainsi ! Tandis que ma musique, par ses rythmes, sa mélodie, voyage dans le monde d’oreille en oreille, sans que le son des instruments ne change, et provoque chez tous les peuples des réactions semblables. Mélodies énergiques ou mélancoliques, joyeuses ou pesantes, tous sont transportés par les notes !

 

LE CHANSONNIER

Pensez-vous être au-dessus des faiblesses des tableaux ? Il existe des sonorités si étranges et dérangeantes aux oreilles de certaines personnes, par manque d’habitude, qu’elles ne provoquent que dégoût et incompréhension. Mais vous me faites tous rire à vouloir faire lire vos textes ou montrer vos œuvres à la terre entière ! Moi, j’exécute mes chansons sur scène, et ceux qui les écoutent, ceux qui sont venus, comprennent ce qu’elles disent car ils viennent des patelins des alentours. Si certains veulent conserver ces textes qu’ils le fassent, mais je n’irai pas à l’autre bout du monde pour chanter mes petits airs ! J’ai bien assez de place chez moi !

 

LE ROMANCIER

Loin de moi l’idée de vouloir rabaisser votre art et vos prestations, mais vous confondez les activités. Votre voix ne va pas beaucoup plus loin que vous-même et elle n’a pas à le faire. Elle disparaîtra avec vous. Mais pour les gens comme moi qui n’ont que les mots pour discuter avec le public, qui doivent les faire voyager pour gagner leur pain, et dont l’espoir n’est pas de réussir une soirée mais de laisser quelques pages dans les bibliothèques futures, la transmission de nos écrits au-delà de nos contrées est une aide intéressante. Et plus que cela, faire connaître nos vies, notre société, nos peines et nos joies à des gens qui ne connaissent rien d’elles est une rencontre des plus singulières mais aussi des plus enrichissantes.

 

LE DIRECTEUR

Cela suffit. Cher ami, qui étiez le sujet de cette dispute, je me rends compte à quel point votre tâche est rude et remplie d’obstacles, sans doute à la hauteur de sa grandeur et de sa nécessité. Chacun ici pourrait reprocher à juste titre plus d’un défaut à votre activité. Le débat semble pouvoir être sans fin. Mais vous continuez tout de même de croire à son utilité, sa qualité, ce qui est pour vous honorer. Reprenez donc tous vos ouvrages, et faites en sorte qu’ils soient aussi parfaits que ce que l’homme peut faire !

FIN