Il y a des jours où l’on ne parvient pas à faire quoi que ce soit, où l’on ne se concentre sur rien, car on est trop obnubilé par un élément précis. On essaye bien de détourner nos pensées, de se fixer sur autre chose, mais notre esprit revient inlassablement à son objet premier. Cela est d’autant plus fort lorsque ce dernier déclenche en nous d’alléchantes envies nous plongeant dans d’infinis émois.

Je suis dans un de ces moments. Mon esprit ne peut que se retourner vers la même chose. Cela ne m’aide évidemment pas à accomplir ce que je suis censé faire en étant au travail. Heureusement, mon bureau dispose d’une porte et de murs me permettant de ne pas exposer aux yeux de tous ma totale absence de productivité depuis ce matin.

J’ai hâte d’être à ce soir. J’ai rendez-vous chez une amie, pour un repas assez particulier. Un beau souper, au clair de lune. Les invitations sont dignes de convoitises, car on a rarement l’occasion de participer à de pareilles fêtes ailleurs que chez elle. Elle possède un talent incontesté dans le choix des convives et surtout des morceaux qui seront servis pour le repas. On repart toujours satisfait. Je ne connais pas d’autre hôtesse aussi parfaite. Je me félicite d’être de ses relations à chaque fois que j’apprends qu’une nouvelle soirée est organisée.

On manque de mots pour décrire les merveilles que l’on y trouve, c’est un festin digne des plus grandes bacchanales ! Un plaisir pour les cinq sens : tant de trésors que nos yeux ne savent pas sur quoi se fixer, des saveurs enchanteresses qui nous emplissent la bouche, de délicats arômes provenant de mets dont la description – et même le simple nom – vous emmène dans un songe charmant et qui pousse vos mains à se balader jusqu’aux recoins de ces richesses. Une véritable orgie des sens, une partouze gustative, car nous ne nous contentons pas de simples échantillons.

L’on ingurgite tout ce que l’on peut jusqu’à s’en remplir pleinement nos orifices, nous avons suffisamment de trous à combler pour avaler tout ce qu’il y aura sur le buffet. On y trouve moult choses à déguster. De délicates cuisses de poulet, cailles et autres cocottes. Quel plaisir de faire glisser délicatement sa langue le long de cette tendre chair ! Mais mon désir le plus impétueux est de goûter à nouveau à l’un de ces liquides clairs, ces breuvages de déesses que l’on recueille religieusement au bord d’un sublime calice. Ils ont la douceur enivrante d’un Muscat du Valais, on en redemande encore et encore…

Le téléphone sonne : c’est mon chef, je suis obligé de décrocher. J’essaye de me concentrer sur ce qu’il dit, j’exprime par intermittence régulière mon approbation par des marmonnements. Ma déconcentration est absolue. Je fais des efforts pour ne pas lâcher une bourde à voix haute. Ne va-t-il jamais finir de me raconter des banalités sur les exigences de la situation de l’entreprise ? Je pensais que c’était aux clients qu’il voulait vendre sa salade.

A force d’acquiescements dociles, il se décide finalement à me libérer alors que la fin de la journée de travail arrive enfin. Je descends les marches de l’immeuble et presse le pas une fois dans la rue. J’ai une de ces fringales ! Je me suis privé de ce type de plaisirs depuis trop longtemps. Mais si la restriction est si douloureuse, elle augmentera la satisfaction ressentie.

Misère ! Sur l’autre trottoir, qui se rapproche, ce gros cornichon, je ne me rappelle même plus son nom tant il est insignifiant. Malheureusement, il m’a déjà vu et se dirige sur moi, visiblement bien décidé à me tailler une bavette. Comment se fait-il que je tombe sur lui maintenant ? Il devait faire le poireau à l’angle de la rue et m’a sauté dessus quand je me suis approché, ce n’est pas possible autrement ! Il continu de parler seul, poursuivant une conversation à laquelle il manque bigrement du sel. Il énerve ma patience. Comme l’on dit, j’ai un creux à combler, et cet olibrius me ralentit dans son comblement. Je décide de lui signaler mon désagrément et me laisse emporter, la giroflée n’est pas loin, mais je m’arrête au dernier moment. Il semble avoir compris, ou s’être décidé à fuir. Enfin débarrassé de lui ! Je reprends ma marche.

Arrivé chez moi, je me prépare avec soin, il convient de se présenter bien habillé et propre sur soi. Mon appétit grandit toujours, j’avais du mal à imaginer que cela était encore possible. J’ai hâte de satisfaire mes envies de libertinage culinaire. Car de nombreux convives seront là pour partager leurs expérimentations gustatives, dans une véritable débauche de délices vous offrant des bijoux comestibles dont la vue vous incite à les chatouiller du bout de la langue. Mon désir turgescent ne me laisse pas me concentrer et pousse mes pieds vers la sortie afin de mettre un terme à cette insoutenable attente. Je suis enfin prêt, je me mets en route.

Après un trajet qui paraît à chaque fois plus long, je me retrouve au bas de la demeure. Je monte l’escalier, j’ai hâte d’atteindre le sommet mais je ne peux m’empêcher de ralentir autant que je le peux le pas, car je souhaite encore profiter de ces derniers instants de promesses, ceux parmi les plus délicieux car l’on sait ce qui va suivre, on a la certitude que cela sera le cas, et néanmoins nous avons encore toute la liberté d’imaginer ce qu’il y a de possible.

J’arrive enfin face à la porte d’entrée. Un frisson de désir et d’impatience me traverse. J’appuie sur la sonnette. J’entends des bruits se rapprocher dans l’appartement. La porte s’ouvre enfin. Mon hôtesse m’accueille d’un délicieux sourire. Je parcours le vestibule déjà rempli de parfums affriolants. Je me retrouve enfin dans la pièce principale, où la foule des convives s’agite.

Le buffet est des plus varié et remplit la pièce. On y trouve tout ce que peut créer notre imagination : un plat formé d’une montagne d’huîtres et de moules, une grande assiette d’écrevisses laminées, une autre d’épaisses aubergines et courgettes, ou quelques beaux morceaux d’oies blanches.

Les convives déposent lascivement leurs mets aux appâts divins. Je reconnais une jeune femme en train d’interroger son voisin sur ce qu’il a apporté, elle est toujours à cheval sur ce qu’elle choisit pour se régaler. Quelqu’un me frôle du plat qu’il transporte, une odeur de gingembre emplit mes narines. Je dévore déjà tout ceci de mes yeux. Quelques personnes arrivent après moi. Notre hôte nous souhaite la bienvenue et ouvre le repas.

Je commence gentiment, il ne faut pas se presser, nous avons toute la soirée devant nous. Je goûte un peu de tout, du bout des lèvres, je fais passer la pointe de ma langue délicatement sur les aliments offerts à mon appétit. Tout possède un goût encore plus divin que dans mes espérances.

Je dérive petit à petit vers les plats de résistance. Il y a une grande variété de viandes : du lapin, du cochon, du gibier qu’il faut se dépêcher d’attraper si on souhaite en profiter. Du cheval qui semble tenir de vigoureux étalons tandis que le bœuf paraît tendre comme la chair d’une jeune génisse. Ma voisine de droite, qui n’est clairement pas venue ici pour des prunes, profite joyeusement d’un large boudin noir, elle semble avoir misé sur le bon cheval, celui-ci tient la longueur. Mon voisin de gauche, quant à lui, s’est dirigé vers des plaisirs plus délicats. Chacun en a pour ses envies ici !

Mais, comme dans toute réjouissance, le plaisir suprême vient à la fin ; il est temps de passer au dessert. J’attrape une jolie pêche dont je lèche la douce peau avant de croquer plus avant. Vous pouvez apprécier des formes variées allant des cerises, des pommes aux melons, voire aux pastèques, ou alors glisser vers des figues, prunes, abricots, ou encore vous retourner vers des pêches. Et il y a toujours des friandises à sucer, des bonbons à picorer, des sucettes à sabrer, des cerises grossies de douceur, des abricots ramonés, une collection de berlingots. Quelques feuilles de roses pour agrémenter tout cela. Des bananes enserrées fermement entre plusieurs poires, elles-mêmes éclaboussées par de la crème fouettée. Je m’arrête sur un grand récipient de salade de fruits baignant dans une douce saveur, au jus délicat comme un Muscat du Valais.

Tous ces plaisirs addictifs m’avaient manqué. Je me repais dans l’euphorie triomphante. Ma faim est enfin rassasiée et l’extase me gagne dans tous les recoins de mon corps… Vivement notre prochaine rencontre, que j’attendrai bientôt avec ardeur !