Il y a bien longtemps, nos sociétés commencèrent, pour une raison obscure, à devoir porter des masques dans la vie de tous les jours. Lassés des tissus disgracieux et peu agréables, nos ancêtres se mirent à développer de nouveaux modèles, de plus en plus perfectionnés, personnalisés, uniques. Mais le vrai pas en avant vint grâce à quelques découvertes significatives en matière de biotechnologies. Une grande entreprise se retrouva capable de produire, à large échelle, des masques couvrant l’intégralité de la tête et reproduisant extrêmement fidèlement, en apparence comme en texture, un visage humain. Rien n’arrêtant la mode, l’engouement se répandit rapidement. Imaginez pouvoir faire apparaître sa personnalité et décider de qui l’on sera !

Le port du masque étant alors obligatoire, ces nouveautés compliquaient les contrôles, et les policiers se retrouvèrent souvent penauds à vouloir verbaliser des gens semblant ne pas en porter. L’agent scrupuleux n’aimant pas passer pour un pitre, la loi obligea les masques humains à arborer le dessin d’un ancien masque sur le visage – le génie des inventeurs de normes. Mais les gens firent bloc contre la mesure, déjà trop habitués à ce nouvel instrument d’expression personnelle, ce nouveau déguisement pour le spectacle social. On retira même les dernières contraintes, comme la fermeture des lèvres. L’aspect devint progressivement de plus en plus extravagant : animaux, personnages et décorations s’y retrouvaient naturellement.

Bien sûr, la dissimulation des visages encouragea de nombreuses personnes à laisser libre court à leurs inclinations enfouies, et les rues se peuplèrent de Fantomas en cavales. Si les délires de puissance étaient imaginés pour Invisible Ier, les masques humains offrirent un titre similaire à une large part de la population.

Paradoxalement, ces cachettes portatives ne permirent pas seulement de laisser émerger la violence refoulée. Face à la surdose de décorum artificiel, chacun se montrait plus direct et franc – en insultes et en compliments. Ouvrir un cœur semblait plus simple lorsqu’il était dissimulé derrière des secrets protecteurs.

De nouveaux types de masques furent développés, plus éphémères et faciles à changer ; parfait pour ceux qui se lassaient rapidement des identités exposées. Malheureusement, ces identités rapidement créées et jetées avaient des défauts de résistance. Tandis que la peau s’irritait à force d’être frottée de la sorte, certains masques commencèrent à se détacher difficilement, à se déchirer au lieu de s’enlever, pour finalement demeurer incruster dans la chair, se mêlant au derme en une nouvelle physionomie, perdue entre l’ancienne et l’interprétée. Pour dissimuler ces marques, ou par lassitude de perdre son visage à force d’en changer, certains se firent fixer un masque définitif.

Certains s’élevèrent contre la place prise par les masques et les conséquences de celle-ci, mais encore aujourd’hui il est difficile d’assumer de ne pas en porter. On préfère dire qu’il est très bien fait.