La nuit était d’un calme des plus soporifiques. Pas un chat pour troubler ce silence de ses feulements diaboliques. Avec une soudaineté inhabituelle pour la terre vaudoise, une gigantesque explosion fractura la tranquillité de cette banlieue industrielle. Le toit du plus vieil entrepôt de la zone fut projeté en l’air, avant de retomber sur ses murs porteurs, qui ne le portèrent plus longtemps, se ratatinant comme un accordéon qu’on replie. Un nuage aux couleurs des feux du premier août se dispersa dans l’atmosphère. Le silence se reformait tandis que les regards se greffaient sur les vitres.

Les appointés Rochat et Favre furent les premiers sur place. Patrouillant dans le quartier, ils avaient été particulièrement surpris de voir le ciel se remplir de lumières chatoyantes dans un vrombissement qui avait fait trembler leur petite voiture de fonction. Ils restèrent perplexes face aux flammes qui léchaient les amas de béton et d’acier : c’était beaucoup d’agitation pour ce quartier. Les pompiers, ainsi que le reste de la police municipale, arrivèrent peu après, les rares voisins ayant fait retentir plus de sonneries en une minute qu’en une année ordinaire.

Quelques journalistes arrivaient également, tout contents d’avoir un événement inhabituel – c’est-à-dire un événement – à observer. Ils frétillaient derrière les barrières comme des chiens devant un os.

Au milieu des décombres, encastré dans un mur comme un bas-relief, se trouvait un cadavre plus carbonisé qu’un poulet oublié deux jours dans le four. Les experts conclurent rapidement à la présence d’une dose importante d’alcool sur les lieux du drame, ce qui encourageait la piste de l’incendie volontaire. Un certain nombre d’autres résidus chimiques avaient également été dispersés dans l’ancien entrepôt qui avait à présent encore plus pâle figure qu’auparavant.

Nos deux appointés n’avaient jamais eu à se confronter à une telle affaire. Il faut dire que le quartier ne proposait ni banque à braquer, ni transports de fonds à attaquer, ni riches demeures à dévaliser.

Un mouvement de foule attira l’attention des policiers. Des politiciens locaux venaient d’arriver, causant un retournement du centre d’attention des journalistes – un nouvel os à ronger, garni de discours convenus, de compassion, de volonté de rassurer et de punir les coupables. Nos fiers reporters ne prêtaient plus attention aux dernières flammes qui disparaissaient autour d’eux, décidés à informer leur rare public de tout ce que disaient ces gens qui ne connaissaient encore rien.

– On devrait engager deux-trois politiciens, pour éviter d’être dérangés par les journalistes, dit l’appointé Rochat à son collègue. De petits sourires complices se dessinèrent, troublant le sérieux des visages en service. Bertholet, un collègue qui n’avait rien entendu, trouva bien étrange de sourire face à un corps calciné.

Le ballet des agitations analytiques de ce qui servait d’experts scientifiques – à savoir Bertholet et un autre agent qui savaient tenir un discours compliqué – ne permit pas de découvrir d’autres indices dans la soirée. Dans les semaines qui suivirent, des envoyés du canton parvinrent à détailler les résultats et établirent que l’entrepôt servait de laboratoire. L’identité du cadavre, un ancien chercheur en chimie nommé Dumoulin, confirma ces premières découvertes. Le but recherché par cette installation demeurait inconnu.

L’entrepôt n’était pas censé être occupé et l’entreprise qui le possédait se révéla ne pas avoir d’existence au-delà de son nom. Cela épaississait le mystère, compliquant le travail des enquêteurs et ravivant l’intérêt des journalistes.

L’affaire connut un nouveau rebondissement lors de la découverte d’une petite camionnette ayant appartenu au mort, dans laquelle de nombreuses caisses de chasselas furent trouvées – du Clos des abbesses, du Féchy « Délice de Pierrot », du Chasselas Le Satyre, du Clos Bellevue, du grand cru du château d’Éclépens,… Ainsi que plusieurs tonneaux de différentes sortes d’imitations de ces derniers, de qualités variables et aux ingrédients divers – jus de raisin, vinaigre, glycérine, hydrocarbures,… Toutefois, le dernier tonneau était une copie des plus ressemblantes, même si un palais habitué reconnaissait la tromperie. Le laboratoire aurait ainsi servi à fabriquer des faux vins de synthèse.

Cette révélation fuita dans la presse à une vitesse inversement proportionnelle à ce qu’imposait le secret de l’enquête. Face à cette attaque contre l’origine du vin et sa gloire, un grand remous dans le milieu viticole se créa. Les vignerons de tout le canton s’insurgeaient contre cette tentative de contrefaçon et menaçaient quiconque remettait en cause la qualité de leurs breuvages – pour cause de fraude ou de médiocrité naturelle.

La création de faux vin devant certainement être destinée à la vente, l’enquête s’orientait vers la recherche des clients et vendeurs. Afin de remonter la filière, on envoya nos deux appointés en inspection dans les des différents bars de la région. Comme le seul moyen de reconnaître le vin original des contrefaçons était le goût, les deux agents se résolurent à la première halte à tester directement la marchandise. Tendant le bras mécaniquement, armé de petits godets, ils plongèrent d’un seul mouvement dans les deux premiers tonneaux de la cave. Consciencieux, ils souhaitaient inspecter l’ensemble de la réserve, mais une fois le dixième tonneau écarté de la liste des suspects, ils durent se rendre à l’évidence : la tâche prendrait plus de temps que prévu. S’ils avaient d’abord compté une vingtaine de fûts, ils constataient maintenant que c’était une bonne quarantaine qui s’étendaient à leurs pieds. Ils se résolurent à demander des renforts pour inspecter les autres établissements.

Le succès récompensa le dévouement sans failles des policiers. L’un des agents découvrit dans un restaurant deux tonneaux de faux chasselas. Cette avancée permit d’identifier le fournisseur. Il s’agissait d’un petit revendeur, qui devait nécessairement travailler pour une plus grande structure. On chargea l’agent Rochat de s’y faire engager pour remonter la filière. Sa mission était de découvrir la provenance du vin. C’était bien la première fois qu’on parlait de mission d’infiltration dans ce commissariat de quartier. Les collègues de l’élu manifestaient une certaine jalousie vis-à-vis de leur confrère.

L’embauche ne posa pas de problèmes particuliers. L’entreprise semblait rechercher du monde et connaître une augmentation de ses activités. Gagner la confiance des collègues plus anciens demanda davantage de temps. Les supérieurs de notre espion policier commençaient à s’impatienter. Il fallait dire que la presse, n’ayant plus de révélations à ronger, commençait à se tourner contre la lenteur de l’enquête.

Mais la détermination tranquille de notre agent paya. Il finit par découvrir que cette modeste structure était en réalité une filiale fort bien dissimulée d’une grande entreprise de distribution de nourriture et particulièrement d’alcools, dont le patron, un nommé Vachero, avait fait les gros titres pour ses conflits répétés avec les vignerons. L’enquête progressait enfin, ce qui augmenta la motivation de son principal protagoniste.

Un soir, l’employé Rochat vit l’un de ses supérieurs se diriger discrètement vers une porte dissimulée au fond de la cave de l’établissement. Notre agent infiltré, bien décidé à démêler cette histoire, se glissa à sa suite dans le couloir souterrain. Au bout d’une dizaine de mètres, il se retrouva face à un croisement sans savoir dans quelle direction s’orienter. C’est alors qu’une brutale frappe sur le haut de sa tête le dispensa de ces hésitations en le faisant chuter directement dans les pommes.

Il se réveilla dans un petit entrepôt, organisé en laboratoire. Quelques hommes aux vêtements trop étroits se tenaient en cercle. Face à lui, Vachero, le patron de l’entreprise, un moustachu soigné dans un costard noir trop large pour sa carrure, le fixait d’un air perplexe.

– Vous nous causez des ennuis mon cher, fit-il en levant la moustache. Nous avons déjà perdu Dumoulin, maintenant il nous faudra nous débarrasser de la filature de la police. Cet abruti n’aurait pas dû essayer de nouveaux mélanges. Il ne faut jamais attirer l’attention, règle d’or des activités marchandes.

Il se parlait à lui-même, comme s’il essayait de résoudre un problème compliqué en se repassant les différentes pièces. Voyant son hôte se réveiller, il sortit de ses réflexions pour lui parler, heureux de pouvoir tenir le rôle d’un grand antagoniste de vieux films :

– Nous serons obligés de vous faire disparaître. Je n’aime pas cette solution. C’est dommage me direz-vous, alors que vous étiez sur le point de trouver la réponse. Voyez-vous, notre entreprise ne souhaite plus avoir recours aux aléas du travail de la vigne et à ces râleurs de vignerons. Mais créer un chasselas suffisamment réaliste est plutôt complexe. Notre ami dont vous avez vu les cendres était trop motivé à réaliser une copie parfaite…

Soudain, un carreau de la fenêtre se brisa et un galet d’une fort belle taille vint s’écraser sur le sol, au milieu du petit attroupement. Des cris haineux s’entendaient au loin. Tous reconnurent rapidement les vignerons qui commençaient à lancer l’assaut de l’entrepôt, avec plus d’agressivité que le mildiou attaquant la vigne.

Ils avaient en réalité décidé de se réunir dans une ligue de défense afin de lutter contre ce trafic qui nuisait à leur réputation. Ils avaient chargé deux d’entre eux de suivre discrètement le policier – dont la réussite de l’infiltration était proportionnelle à l’expérience dans le domaine. Ils l’avaient ainsi vu être embarqué dans un camion, ce qui leur avait permis de se retrouver en grand nombre autour du repaire de leur ennemi. Armés de leurs pioches, fourches, bras, colère et deux grammes dans le sang, ils étaient déterminés à régler ce problème une bonne fois pour toute.

Tandis que les pierres se fracassaient contre les parois et que les cris devenaient plus virulents, les hommes de main quittaient leur pose sérieuse et s’enfuyaient, convaincus que la partie était mal engagée. « Le petit personnel n’est plus ce qu’il était », pensa leur patron. La débandade était totale. La victoire allait revenir aux vignerons. Vachero se dirigea vers la sortie en courant. Se saisissant d’une bouteille qui traînait, notre intrépide policier la projeta aux pieds du patron, ce qui fit trébucher ce dernier. Il s’écroula et s’assomma contre le sol.

L’appointé Rochat n’avait pas réellement pensé que c’était ainsi qu’on faisait tomber un criminel, mais il s’en contenta. Ses supérieurs le félicitèrent grandement et lui permirent de charger un peu plus son épaule, à l’aide d’un grade et d’une médaille. Les vignerons lui garantirent quant à eux un accès privilégié à leurs caves. Le héros du jour retourna cependant bien vite à ses rondes sans attraits pour la suite de sa carrière.