Au fond d’une forêt désertée des hommes, près d’un lac dont l’onde n’était fracturée par aucune embarcation, se dressait un improbable arrangement de planches, tenant ensemble pour former une paisible masure. Dans cette cachette, à l’abri des humains, se trouvait un vieil homme, né pour aimer ses semblables et destiné à les fuir après en avoir été détesté. Retiré du monde pour l’avoir trop bien connu, ce nouveau solitaire demeurait dans un paisible isolement.

Souvent, il s’installait sur sa terrasse pour contempler la rive. Il restait là, à regarder le soleil remonter l’horizon et venir recouvrir ses jambes, son torse puis sa figure. Il se laissait envahir par sa chaleur réconfortante. Son cœur pansait ainsi ses blessures, ses déchirures glacées qu’il gardait de la froideur de ses congénères, contre lesquels il s’était trop souvent heurté avant cette retraite. Ces faux élans, se voulant chaleureux mais qui ne connaissaient que le cynisme frigorifique des calculs intéressés, ces connaissances à l’enthousiasme volatile et à l’amitié marmoréenne.

Les relations sociales de son ancienne vie avaient déchiré son amabilité à coup de griffures et de faussetés. L’entièreté de sa jeunesse lui apparaissait maintenant comme un décor en toc, peuplé de fines planches copieusement peintes de formes et de couleurs vivantes, mais qui ne suffisaient pas à masquer le vide qui se trouvait derrière elles. Dans cet univers de théâtre, chacun était tenu de jouer son rôle, au texte bien défini et codifié. Des échanges mécaniques s’enchaînaient sans surprise ni mouvement du cœur. Les convenances, de politesse ou d’engagements émotionnels, étaient arborés comme des tapisseries destinées à déguiser le vide des murs qu’elles recouvraient. Que feraient les hommes si on les débarrassait de cette activité ? Perdus comme des comédiens ayant oubliés leurs textes, incapables de la moindre improvisation une fois déliés du carcan des règles de leur pièce, ils seraient totalement perdus, incapables d’agir.

L’amitié s’ankylosait sous le poids des arrière-pensées et chaque lien se crispait sous les affrontements. L’amour lui-même, sentiment le plus noble, innocent et cordial existant sur terre, n’échappait pas à cette règle intéressée et calculée. Tout ne devenait que sophistications stériles, que nuages de falsification, détournement des inspirations, combat des inclinations, épreuves dégradantes, déchirements de l’innocence et stratagèmes de comédies.

Toute la société se révélait, à mesure que la vie avançait, comme une grande farce d’ombres. Associé pourtant à la naïveté de l’enfance, le jeu se développait dans tous les temps du monde. Quelle perversion d’une si noble activité ! Il arrivait au reclus de se remémorer la douceur des jeux enfantins. Sans enjeux et pourtant dans lesquels l’investissement était si grand. Se résumant au minimum nécessaire pour jouer. Quelques objets pour accrocher l’esprit, des observations pour le nourrir et surtout suffisamment d’imagination dans laquelle le laisser folâtrer largement. Ces jeux qui n’avaient d’autres buts que le divertissement plaisant et l’apprentissage. Il était vrai que ce dernier point plongeait déjà les enfants dans le péril en leur enseignant, mimétisme à l’appui, les règles et rôles de la vie sociale. Tout pourrissait vite dans ce monde.

Une fois débarrassé de ses liens avec la société, l’ermite avait pu commencer à retrouver la simplicité des amusements de l’homme contemplatif, qui riait des hasards de la vie et des rencontres au cours de paisibles balades ou entre deux tâches laborieuses. En solitaire, au rythme de la nature environnante et de la sienne propre, il redécouvrait les plaisirs de ce monde, qui lui avait été cachés par ses habitants. Il retrouvait les divertissements des tours d’esprit. Chacune de ses journées était un doux mélange d’ouvrage et de repos, mis en musique par de plaisantes bagatelles.

Il termina sa vie seul, paisible, tournant le dos aux hommes et méprisé de ces derniers, lorsqu’ils connaissaient encore son existence. Et c’est d’un commun soulagement que l’humanité et son ancien membre se séparèrent définitivement.