Dans le frais soleil de ce mois d’avril, Paul Erhard avançait d’un pas léger en direction de la gare la plus proche. Le train pour Lausanne allait bientôt arriver. La campagne de la Veveyse défilait autour de lui sans qu’il y prête attention. Il l’avait vue durant toute son enfance, si bien que cet environnement, splendide pour qui le découvrait, ne lui inspirait plus rien, comme une peinture dont on ne reconnaît plus la beauté à force de la voir accrochée sur le mur.

Mais même si notre marcheur avait été sensible aux délices de sa campagne natale, son cœur faisait disparaître de son regard tout ce qui l’entourait, telles des œillères intérieures. Son attention était entièrement fixée sur son objectif, sur le bout du chemin qu’il empruntait depuis les premières lumières du jour. Il avait rendez-vous sur les bords du Léman avec la Belle paysanne et comptait bien réaliser son destin dans ses bras.

Il s’était toujours senti à l’étroit dans la ferme familiale, entre le foin et les vaches. Il savait qu’il n’était pas fait pour demeurer insensiblement dans l’ornière de son père. Il lui fallait partir, trouver autre chose, s’élever au-delà de ces champs qu’il connaissait trop bien. Alors il n’avait pas hésité lorsque l’occasion de partir s’était présentée, malgré les plaintes de sa mère.

Il découvrirait bientôt les murs de la capitale vaudoise, plus grande que tout ce qu’il avait vu dans son pauvre patelin. Il aurait le tournis face à ses murs sans fin, cette foule grouillant dans les rues, ces cafés ne désengorgeant jamais et le travail dans des entreprises de plusieurs étages. Cette agitation, risiblement petite pour un habitant des grandes villes du continent, paraîtrait sans fin pour un paysan du canton voisin. Il serait aussi surpris de voir les croix disparaître du paysage et, pourtant dans une terre encore bien protestante, de croiser si peu de gens soucieux d’observer leurs devoirs religieux. Il finirait par s’y habituer, laissant sans regret ses anciennes génuflexions de côté. Il découvrirait aussi les attitudes maniérées des urbains, comme la fausse spontanéité de la nouvelle génération de ces années soixante. Il s’habituerait au béton et aux affiches américaines qui commençaient à le recouvrir.

Mais, pour le moment, il ne connaissait encore rien de tout cela, aussi l’image qui se dessinait dans son esprit de jeune ambitieux restait bien floue, embaumée par la réussite et enveloppée de clarté.

Porté par son imagination, il atteignit sans efforts le sommet d’une colline où une petite croix de fer marquait le croisement des chemins. La gare où il devait rencontrer son train se dressait à ses pieds, son toit étincelant au soleil, semblant annoncer la réussite de sa rencontre avec la capitale vaudoise. Il resta là un instant à fixer son avenir, puis descendit rapidement la colline. Au sommet de celle-ci, l’ombre de la croix s’étendait sur le chemin.

 

* * *

 

Maria Arsent était née dans la campagne fribourgeoise, au sein d’une famille d’éleveurs dont la limite de l’imagination se confondait avec celle du pâturage. Aussi, ses ambitions qu’elle croyait des plus démesurées, ne s’élevaient en vérité pas plus haut qu’une grosse souche.

Elle avait rêvé pendant un certain temps de pouvoir se marier avec Paul. Une bonne union qui aurait reçu l’approbation enthousiaste des deux familles. Cela aurait permis de réunir les deux patrimoines, premier pas à une élévation dans ce milieu paysan, microcosme dont elle comptait bien atteindre le sommet. Mais son manque d’imagination l’empêchait de concevoir un projet plus élevé, contrairement à Paul, qui trouvait cet horizon bien bas par rapport à ce qu’il concevait déjà.

Maria avait bien essayé de déployer ses charmes pour s’attacher les envies de son voisin, mais sans se rendre compte que ce qu’elle croyait être de discrètes et irrésistibles séductions invitaient en réalité autant à la douceur et à l’attendrissement qu’un bœuf labourant un champ. Surtout pour quelqu’un qui rêvait de quitter cette campagne et ses habitudes.

En apprenant le départ de ce qu’elle pensait être son futur mari, Maria s’était attaquée à la réserve de cruchons, la première chose cassable à sa portée. Dans un élan de colère, la catharsis fonctionne mieux contre quelque chose ne résistant que peu. Son père, pris d’effroi, était intervenu en catastrophe afin de sauver les bouteilles de vins, voisines des cruchons.

Ce jour d’avril, Maria s’était imaginée courir après Paul, le retenir, le supplier, ou l’enfermer si cela ne suffisait pas. Mais elle n’avait pas eu le cœur de courir après ce qui aurait dû venir tout naturellement à elle. Elle partît dans le sens opposé, déambuler dans les champs, en se perdant dans ce qui lui restait d’imagination. Il lui fallait dire adieu à une belle destinée, dont la route était devenue impraticable.

Quelques années plus tard, Maria épouserait finalement un petit entrepreneur de la commune d’à côté, qui ne rêvait pas de la ville, mais réussirait péniblement à s’élever dans le petit milieu du district. Le couple laisserait derrière lui un commerce florissant et une fratrie de trois enfants. Maria se ferait un devoir de réussir mieux que quiconque, pour effacer ce premier affront, en offrant à un autre la voie qu’elle proposait dans la vie. Car la réunion de deux cœurs, ou leur séparation, peut entraîner plus de répercussions que certains le pensent. Mais Paul ne le savait pas encore au moment de son départ.

 

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Dans l’air moite de ce bistrot de centre-ville, Paul n’était pas à son aise. Encore neuf dans ce monde, il peinait toujours à se fondre totalement dans cet environnement, proche et pourtant éloigné de lui. Décidé à fluidifier son comportement afin de passer inaperçu au sein de cette faune, il s’était résolu à se rendre dans le café le plus proche chaque soir. Mais sa détermination faiblissait à mesure que ses soirées s’enchaînaient sans lui apporter la moindre impression de naturel supplémentaire. Soudain, un éclair de beauté parfumé à la rose frappa la chaise en face de lui.

Elisabeth Rochat, qui s’était rebaptisée Lisa depuis quelques mois, avait observé ce jeune homme coincé sur sa banquette depuis le début de la soirée. Elle l’avait remarqué l’avant-veille et n’avait pas pu s’empêcher de s’arrêter sur son air de chat apeuré qui faisait ressortir la tendresse de son visage. Elle était bien décidée à ne pas laisser cet étrange inconnu s’en aller avant d’avoir creusé un peu la surface charmante de ce mystère.

Paul, perturbé par cette arrivée sublime et inattendue, ne sut comment réagir et bafouilla son histoire en une conversation décousue mais attendrissante.

Le temps glissait et quelques idées avaient commencé à se frayer un chemin dans l’esprit de la jeune femme. Elle tira sa capture jusqu’à son appartement, sans même avoir à argumenter, simplement en laissant parler son corps qui aurait pu mener son compagnon jusqu’au bord d’un précipice. Mais le chemin sur lequel elle l’entraînait se révélerait des plus agréables.

Paul ne connaissait rien de ces douceurs qui enflammaient ses sens. Tentant de cacher son trouble, il essayait tant bien que mal de reprendre les commandes de la situation, tentatives dont les échecs maladroits augmentaient son désarroi.

Amusée par ces délicats insuccès, Lisa le laissait faire. Leurs vêtements désertaient leurs corps. Arrivés aux dernières barrières textiles, Lisa décida qu’il était temps de mettre fin à ces expérimentations maladroites. Elle posa un baiser sur les lèvres de son compagnon pour le calmer, puis pris en main les opérations. Elle fit tomber au sol les derniers obstacles entre leurs deux corps, puis le fit s’allonger sur son lit. Délicatement au début, de plus en plus sauvage avec le temps, elle mena leur danse endiablée jusqu’au sommet de l’extase. Après un instant figé, elle calma lentement les soubresauts de son corps et glissa dans un profond sommeil.

Le jeune homme n’arrivait pas à croire ce qu’il venait de vivre. Il retraça chaque minute de sa soirée. À quel moment sa morne journée avait-elle pu basculer vers ce bain de douceurs ? Il essayait de fixer dans son esprit chaque mouvement découvert dans les bras de son amante, l’odeur de ses cheveux, le goût de ses lèvres, la texture de sa peau… Il aurait voulu rester pour toujours dans cette sulfureuse douceur. Il s’endormit en inspirant une grande bouffée du parfum fleuri de sa compagne de lit.

 

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La chaude brise de cette fin d’été remplissait la terrasse des Druaz. Paul profitait de la vue sur Lavaux. Il avait petit à petit réussi à nouer des relations avec les vieilles familles de la bonne société de l’est de la ville. Il y rencontrait une certaine sympathie pour la fraîcheur qu’il amenait dans les dîners, mélangée à une pointe de raillerie pour son accent de campagnard fribourgeois qu’il ne parvenait toujours pas, après plusieurs années, à gommer totalement. Cela lui avait permis d’établir un certain réseau de relations qui, espérait-il, allait lui permettre de lancer une affaire florissante.

Mais ses espoirs se tassaient progressivement, comme le tabac au fond des pipes de ses nouvelles relations. S’il avait d’abord été fier d’être parvenu à se faire présenter dans ces cercles, il s’était rapidement mis à s’ennuyer au cours de ces interminables soirées ponctuées de mondanité, fort bien enrobées mais relativement creuses. Son besoin d’aventure, de nouveauté, de frisson commençait à se faire ressentir.

Ses anciennes aventures avec Lisa lui manquaient aussi. Leur histoire n’avait duré que quelques semaines. Un jour, elle lui avait fermé sa porte, sans qu’il comprît pourquoi. Il regrettait cette énergie, ce côté inattendu qui manquait dans cette société cossue.

Afin d’éviter la conversation, il s’était glissé à l’intérieur de la maison et parcourait maintenant d’un œil distrait le vaste intérieur agréablement décoré.

Soudain, une voix féminine l’interpella derrière lui. Il s’agissait de Mme Druaz, la maîtresse de maison. Voulant dissimuler sa lassitude, il prétexta admirer le mobilier. Mme Druaz, d’un petit sourire, l’invita à poursuivre sa visite et le conduisit dans son petit cabinet.

Emma Druaz était une femme de culture, passionnée par les romans et le théâtre, qui cultivait à merveille son rôle d’hôtesse lors des fréquentes soirées dans la maison familiale. Sa prestance et la droiture de son maintien ne gâchaient pas sa beauté pâle. Elle n’avait jamais caché une certaine sympathie pour Paul, qui en appréciait davantage sa présence.

Afin de tenir la conversation, il la complimenta sur son ménage et sa demeure. Étonnamment elle se plaignit de son mari, trop absorbé dans son travail et ses relations. Elle lui expliqua qu’elle avait imaginé une vie amoureuse plus passionnée. Tout en parlant, elle s’était progressivement rapprochée de lui et avait attrapé sa main qu’elle tira jusque sur sa hanche, en terminant son compliment sur son hôte.

Cette proposition, clairement signifiée par ce geste trop intime, le troublait. Il fixait cette possibilité qui s’offrait, juste devant lui. N’était-ce pas risqué ? Et s’ils étaient découverts ? Sa réputation dans les bonnes familles s’évaporerait. Ces craintes faisaient en même temps augmenter son désir. L’excitation de l’interdit, ce qui pouvait le changer de ses habitudes. Un nouvel horizon de douces discrétions semblait s’ouvrir devant lui.

Puis une autre vision naquît dans son esprit. Celle de la vie classique d’amant, qu’on invite et qu’on retient, mais qui ne peut jamais profiter pleinement de sa situation. Celle d’un rôle qu’on prend puis qu’on perd, mais qui vous retient dans ces futilités cérémonielles. Il déclina l’aventure d’un mouvement de tête et tourna ses pas vers la porte. Avant de sortir, il jeta un rapide coup d’œil à Emma, qui se tenait près de la fenêtre, fixant le vide d’un regard impassible et creux.

* * *

Le vent froid arrachait les quelques flocons restant au sommet des cyprès. L’air griffait le visage.

Anna Aebischer avait toujours détesté ce type de temps. Enfin, autant qu’elle pouvait détester quelque-chose, c’est-à-dire bien peu. Disons qu’elle en préférait d’autres, comme lorsque le soleil faisait étinceler le doux manteau blanc qui venait de recouvrir les champs. Elle avait toujours trouvé du réconfort et de nouvelles sources d’émerveillement dans les bois et champs qui s’offraient à ses yeux.

D’une nature spontanée et optimiste, elle avait gardé la douceur de la jeunesse ainsi qu’une certaine candeur qui s’effaçait parfois devant une clairvoyance surprenante.

Elle avait travaillé seule à la ferme, ne s’étant jamais mariée, au désespoir de ses parents. Elle avait toutefois toujours gardé dans son cœur le souvenir de son amour de jeune fille, une année particulière durant laquelle elle avait cru découvrir ce que les poètes décrivaient avec tant de force et de feu. Mais ils avaient fini par se séparer. Il rêvait d’autre chose qu’elle ne pouvait pas lui offrir. Elle l’avait vu partir le cœur serré. Elle n’avait jamais quitté la terre de ce petit coin de pays où elle était née, et où elle reposait maintenant.

Face à la croix de pierre sur laquelle était inscrit son nom, Paul, gagné par le froid et l’émotion, tremblait. Ses membres, rongés par l’âge, peinaient à se maintenir fixement.

Son dos ployait sous le poids de ces rêves envolés et de ses espérances jamais satisfaites. Il avait quitté son pays natal pour partir vivre une existence plus audacieuse et moins bornée. Mais une fois les premiers tourbillonnements passés, la vie s’était petit à petit enfermée dans des corsets rigides et si peu enchanteurs. Lassé de côtoyer le cadre de ses échecs, qui ne lui paraissait plus aussi séduisant qu’autrefois, il avait fini par revenir dans ce petit coin de terre fribourgeoise qu’il connaissait si bien. Sans dire un mot, sans prévenir. Il ne voulait pas qu’on lui demande de raconter.

Sans comprendre pourquoi, le souvenir de cette année passée avec Anna avait commencé à remonter dans son esprit. N’y prêtant tout d’abord pas attention, il avait fini par y penser de plus en plus souvent. Une grande tendresse emplissait son cœur lorsqu’il tournait son esprit vers ces quelques mois de sa jeunesse, qu’il avait quitté sans regrets plusieurs années auparavant, abandonnant un avenir qu’il se surprenait à imaginer à présent.

Il repensait au destin qu’il aurait pu avoir, s’il avait suivi une autre route, si son cœur l’avait porté ailleurs. Une larme coula le long de sa joue. Il resta encore devant ce dernier chemin, qu’il rejoignait plus tard qu’il l’aurait dû.