Depuis longtemps maintenant, mon attention est emprisonnée par les charmes indescriptibles de cette belle créature qui peuple chaque seconde de ma vie. Oh, bien sûr, tu ne connais que trop bien la joie que provoque l’apparition de sa silhouette, le trouble dans lequel son regard entraîne, le remède à la tristesse qu’est sa parole, l’espoir fou de la séduire que fait naître son sourire, la douleur, enfin, d’ignorer si la vie à côté de ce doux trésor est assurée ou non.

Mon idylle pourrait briller de toute sa flamme s’il n’y avait pas en permanence cette visqueuse limace qui s’agrippe, de manière infatigable, à la volonté de séduire le même être que moi. Cette interférence qui veut tout perturber, ce fou touché au cœur qui espère me ravir le sourire de ma belle. Ce gastéropode gluant, tu le connais bien également, puisque c’est de toi qu’il s’agit.

Bien souvent j’espère te voir mourir, consumé par ton amour déçu, te voir t’écrouler alors que tu pensais pouvoir remporter la victoire, pouvoir savourer mon triomphe en te regardant agoniser dans tes larmes.

Notre combat se terminera par la victoire de l’un lors de la disparition de l’autre. Le calme reviendra par le sacrifice de l’un d’entre nous par celle qui contrôle nos cœurs. Nous pouvons nous rassurer en nous disant que notre duel se terminera un jour, et que l’un sera heureux. Ou alors finirons-nous par nous anéantir mutuellement. Bien entendu, tu comprendras que je te souhaite une fin funeste, puisque, je le sais, tu m’adresses les mêmes vœux.

Mais, on fond, malgré mes insultes, nous demeurons plus similaires que je veux bien l’admettre. Notre désir est le même, il se dirige dans la même direction. Comme je te l’ai déjà dit, tu connais parfaitement tous les aléas de mon âme, car je sais bien que tu les vis de même. Après tout, une flamme commune nous consume tout deux. Aimer la même femme nous fait admirer des gestes, attitudes, mots et attraits identiques. Cela démontre une certaine similitude de goûts et de penchants. Il est dommage que l’occasion de nous rendre compte de cette affinité soit précisément celle qui nous empêche de nous rapprocher amicalement. Peut-être aurions-nous pu nous entendre.

Malgré ce manque de complicité fraternelle, nous demeurons complices dans l’aventure qui nous unis à notre belle. Nous la rendons plus épique, plus glorieuse et plus satisfaisante. En effet, que vaudrait une histoire d’amour s’il n’y avait pas d’obstacles à surmonter pour faire triompher sa flamme, s’il n’y avait pas d’adversaires auxquels se confronter pour prouver son ardeur ! Après tout, quel plaisir de savoir que nous enlevons une charmante femme à la convoitise des autres, qu’elle nous a choisi nous, alors qu’elle aurait pu ne pas le faire, nous faisant triompher avec satisfaction sur nos semblables. Voir les autres échouer là où nous réussissons est un plaisir qui flatte notre orgueil et excite nos sens.

Cette réussite, par le choix qu’elle suppose de la part de l’aimée, nous la fait également adorer de plus belle, car elle nous a choisi et nous offre cette victoire. Finalement, s’il n’y avait personne de qui triompher, nous apprécierions moins son choix. Nous ne le goûterions que comme un dépit, lancé sur la seule voie offerte. La concurrence nous pousse à remercier le ciel du moindre geste favorable de celle qui nous uni dans la quête de son cœur. Et à l’adorer de plus belle.

Cette lutte renforce également notre certitude quant aux qualités de l’objet qui nous charme. Il est si désiré qu’il ne peut être que rare et précieux. Nous voyons une confirmation des gloires que nous lui prêtions. Sa valeur semble même augmenter s’il est plus largement convoité. Certains en viennent même à le convoiter pour la simple raison que d’autres le font : il doit bien y avoir une raison à ces désirs. Et s’emparer du butin avant les autres est tentant.

Tout ceci te rend étrangement utile pour moi. Bien sûr, tu restes un obstacle que je souhaiterais écraser sous mon pied pour marcher au-delà. Mais, malgré cela, je ne peux pas réellement me passer de toi. Il est vrai que nous ne saurions plus quoi faire si l’autre disparaissait soudainement. Nous serions bien perdus pour nous orienter, sans un rival à surpasser. C’est cet aiguillon qui nous encourage à redoubler d’efforts et d’imagination. Sans ce dernier, nous finirions par délaisser notre cher aimée, car à quoi bon la couvrir d’attention s’il n’y a plus besoin de l’attirer sur un chemin au détriment d’un autre. C’est même grâce à toi que je sais que je l’aime. Car quel meilleur moyen, quel moment plus décisif et clair, que lorsque mon cœur s’est serré en la voyant parler à un autre – voire lui sourire ! Bien sûr, je te rends des services identiques.

Tu es ce que je veux détruire et ce que je veux voir survivre. Je veux te garder pour me surpasser, et t’évincer pour trouver la paix. Car ta présence toujours insistante ne me permettra jamais d’être totalement rassuré, même en relation établie, puisque que ton ombre rivale se maintiendra toujours.

Tu n’es finalement qu’un simple reflet dans un miroir. Tu parais d’abord être l’inverse de ce que je suis et fais. Mais tu restes, malgré cela, une image fidèle de mon être, un double dont il est difficile, pour un observateur qui ne verrait que nos deux figures, de distinguer l’une de l’autre.

Au final, la véritable histoire digne d’être racontée dans des romans épiques se tisse entre nous, le long des flots de notre rivalité. Cette dernière connaît bien plus de rebondissements, de trahisons, d’espoirs, de bravoures, de victoires, de courage et de détresse que la plupart des histoires que l’on nous raconte. Ce duel devrait avoir plus de place dans les récits amoureux qui peuplent nos livres.

On dit que la haine et l’amour sont proches, qu’on passe aisément de l’un à l’autre. J’ai encore du mal à réellement parler d’amour, mais je suis bien obligé de reconnaître que, pour être pleinement honnête avec moi et la réalité, je ne peux pas parler que de haine à ton encontre. Tu m’es trop utile, trop nécessaire même, pour l’histoire que je vis avec notre belle. Nous finirons par nous détruire, espérant survivre au conflit. Mais nous resterons liés jusqu’au bout. Alors, que tu sois conscient de tout ceci ou non, à bientôt sur le champ de bataille !