En ce début de XIXème siècle, une torpeur grisâtre s’était abattue sur les cœurs de nombreux citoyens de la vieille Europe. Un ennui profond pour la vie de tous les jours et le monde au sein duquel ils vivaient avait éclot dans leurs esprits. Brisés par les guerres et les révolutions, déçus par leurs rêves, pleurant des gloires perdues et aspirant à de nouveaux émerveillements, les gens allaient à travers la vie, jetant un œil terne sur leur quotidien et rêvant à des saveurs exotiques qui rendraient l’existence plus agréable.

C’est dans cet univers morose qu’avait grandi Jean Laroche. Fils d’une fa­mille de la petite bourgeoisie, il avait toujours rêvé de s’extirper de ces miasmes urbains pour trouver des trésors que ses yeux ne connaissaient pas.

Petit, il aimait à se promener dans les marchés ou le long des terrasses et écouter, discrètement, les récits des aventures des différents marchands et aven­turiers qui ramenaient des objets étranges. Il se plaisait à imaginer les lieux dé­crits, il lui semblait que tout cela devenait réel et il se voyait courant à travers les rues de Constantinople et d’Athènes. Il pouvait humer les épices, entendre le brouhaha du port, sentir le soleil caresser sa peau et le vent du large qui s’engouf­frait entre les maisons.

C’est en suivant son habitude qu’un jour il s’était retrouvé à côté d’une table bien remplie où l’on se pressait pour entendre les récits d’un vieux capitaine revenu d’Orient. L’homme avait la peau brûlée par le soleil, sa barbe lui recou­vrait une bonne partie du visage et ses vêtements peinaient à rester unis. Mais malgré cet aspect, il avait dans les yeux l’éclat de celui qui a vu des trésors, et dans la voix la mélodie qui entoure les secrets.

Il évoqua son voyage, comment il avait traversé la mer Noire, échangé avec les marchands arabes, suivi les routes commerciales à travers la Perse… Il com­mençait à se perdre dans ses souvenirs quand un des hommes attablé s’écria :

– Vous avez vu les plus beaux endroits sur terre !

Alors le vieil homme retrouva ses esprits et se tourna vers son interlocu­teur :

 

« Au-delà des montagnes,

Une vieille cité,

Un pays de cocagne,

Vit sous l’immensité

De ses belles richesses.

Elle prospère en secret,

Véritable déesse

Cultivant ses attraits. »

 

Et il ajouta d’un sourire malicieux : Si vous savez y faire avec eux, ils vous disent tout ce qu’ils savent.

L’homme continua pendant un bon moment à conter les merveilles que comportait la cité des montagnes. Une ville bâtie en matériaux précieux et dont les palais et les temples resplendissaient comme un phare au sommet de sa tour. Il regrettait de n’avoir pas pu y aller lui-même, trop vieux et obligé de ramener ses marchandises. Il décrivit précisément son emplacement ainsi que le chemin pour s’y rendre.

C’est ce jour-là que Jean Laroche fit le serment de ne pas devenir trop vieux pour voyager avant d’avoir pu voir les merveilles du monde de ses propres yeux.

En grandissant il conserva son envie de découverte, de partir au loin. Sa vie ne lui inspirait qu’ennui et il se réfugiait aussi souvent que possible dans ses re­présentations des villes d’Orient ou ses songes de grands périples jusqu’au bout des terres connues.

Sa famille se désespérait de son inclination vers l’imagination, un enfant rêveur était un poids en ce temps. Ses parents avaient pensé que son mariage, puis la naissance de son fils, chasserait ses envies d’aventure et de découverte.

Mais malgré sa réelle affection pour sa femme et son fils, il ne pouvait se détacher de ses désirs d’ailleurs. Et surtout de ce nom qui l’avait tant fait rêver : Loulya, la cité des montagnes. Depuis l’histoire du capitaine, il s’était imaginé des centaines de fois cette ville somptueuse, et l’envie de la voir lui brûlait le cœur.

Lorsqu’il eut enfin amassé assez d’argent pour entreprendre un voyage, il annonça à son entourage sa décision de se rendre à la cité des montagnes pour voir ses merveilles de ses propres yeux. Les supplications de sa femme, consciente des dangers du chemin, ne changèrent rien à sa détermination, et il partit de chez lui. Le petit pincement qu’il ressentit en s’éloignant laissa rapidement place à la joie du voyage et à l’impatience de découvrir tout ce dont il avait rêvé. Il parcourut ainsi le chemin jusqu’à Venise d’un cœur léger.

La Sérénissime, bercée par le soleil levant, était encore plus somptueuse que dans les tableaux qu’il avait pu voir. Chaque coin de rue dévoilait une nou­velle surprise et de nouveaux chemins à explorer. Les embarcations peuplant les canaux étaient si nombreuses qu’il lui semblait possible de traverser les bras de mers rien qu’en sautant de gondole en gondole.

Il finit par trouver un navire marchand partant pour Constantinople et ac­ceptant de l’emmener.

Le jour du départ arriva enfin. Tandis que le navire s’éloignait du port, Jean Laroche observait depuis le pont le continent s’éloigner. C’est alors qu’il remar­qua un homme assez âgé aux prises avec les cordages. Un filin se détacha au-des­sus de lui et Laroche parvint juste à temps à retenir la poulie qui, sinon, aurait fracassé le crâne du pauvre homme. Ce dernier le remercia chaleureusement et ils commencèrent à discuter.

Il se nommait Tassos Argyre, il avait des cheveux noirs, une large mous­tache et sa peau était usée par le soleil. C’était un paysan grec qui avait fui ses terres à cause de la guerre entre son peuple et les Ottomans. Il avait pris le bateau et était arrivé à Venise. Depuis lors, il faisait de son mieux pour survivre, perdu dans la vie loin de chez lui. Il venait de trouver un poste sur ce navire.

Ils sympathisèrent et se mirent à discuter régulièrement le soir, Argyre par­lait de son pays et des horreurs des massacres de la répression ; tandis que La­roche lui expliquait ce qu’il comptait faire et lui décrivait les merveilles que contenait Loulya. Lors d’une discussion durant laquelle le nouveau matelot s’était plaint de l’ennui de son poste, Laroche lui proposa de venir avec lui jusqu’à la cité des montagnes. Un compagnon de voyage agréable lui manquait, et les connais­sances du vieil homme de la langue turque le dispensaient de trouver un inter­prète. Le vieux paysan finit par accepter. Il voyait en cela un but à poursuivre, et une nouvelle compagnie agréable à conserver.

 

Ils longèrent les côtes austro-ottomanes jusqu’à la Mer Ionienne. Pendant qu’ils contournaient le Péloponnèse puis traversaient la Mer Égée, Argyre sem­blait se remplir d’une certaine nostalgie. Laroche le vit à de nombreuses reprises fixer ses terres natales et il lui semblait parfois entendre le bruit des sanglots du vieil homme.

Ils franchirent enfin le Détroit des Dardanelles et arrivèrent aux portes de Constantinople. Le soleil couchant faisait rayonner la ville comme un nuage doré dont dépassaient des dizaines de tours scintillantes. Les énormes coupoles sem­blaient des astres posés sur terre. Les eaux claires du Bosphore réfléchissaient toutes ces splendeurs, leur donnant l’aspect de l’infini.

Ils débarquèrent et trouvèrent un endroit où dormir. Argyre, du fait de la situation entre son peuple et les Ottomans, ne souhaitaient pas s’attarder et pres­sa son nouveau compagnon de ne pas perdre de temps. Ils achetèrent donc rapi­dement deux chevaux ainsi que des vivres et partirent vers l’orient.

Ils atteignirent facilement le centre de l’Anatolie. Mais à partir de là, les moyens de se ravitailler se raréfièrent, et les chevaux avançaient plus lentement. Ils dormaient à la belle étoile, se serrant pour contrer la froideur des nuits.

Le soleil implacable frappait les deux voyageurs. Des colonnes de pierre géantes, sortes de silhouettes paisibles de voyageurs, parsemaient les paysages. Au détour d’une colline, le roc laissa place à une succession interminable de mai­sons dont la somme formait une montagne semblable aux autres. Seules les étroites ouvertures obscures, réseau de grottes s’enfonçant dans la roche, indi­quaient la présence des anciens habitants. Car il semblait bien aux deux voya­geurs que la pierre n’était plus peuplée. Laroche resta un instant à contempler ces vestiges de la présence humaine dans ce désert, songeant à ses faibles restes qui bientôt se confondraient avec la pierre.

 

Après plusieurs jours de marche, les plaines se couvrirent peu à peu d’herbes et de quelques fleurs. Puis ils arrivèrent devant une vallée boisée qui s’étendait à perte de vue. Ils étaient soulagés de retrouver un peu d’ombre et de fraîcheur. Argyre expliqua qu’ils devaient être entrés en Perse. Le trajet devint moins pénible et ils recommençaient à croiser des petits groupes d’habitants. Re­voir d’autres visages humains leur procurait un grand soulagement.

 

Ils aperçurent enfin les faubourgs de Téhéran. La ville se développait au pied des montagnes et aux portes du désert. Des travaux étaient en cours aux quatre coins de la cité qui ne cessait de s’agrandir. Les coupoles des mosquées et des palais étincelaient et les minarets perçaient la masse compacte des maisons. Les rues étaient étroites et sinueuses, gorgées d’étals de toute sorte offrant à tous les sens de quoi être surpris et émerveillés.

 

Ils se reposèrent quelques jours puis reprirent leur périple à pied, le che­min étant trop escarpé pour emmener les chevaux. Laroche savait que Loulya n’était plus très loin, la marche n’était donc pas un problème. Il était tellement porté par son rêve qu’il avançait sans même faire attention à la fatigue. Quant à Argyre, malgré son âge, il avait encore l’énergie des travailleurs de la terre et mar­chait régulièrement, sans faiblir. Il commençait à s’interroger sur les rêves de son compagnon, mais, de caractère décidé, il continuait à poursuivre leur objectif.

Le terrain se faisait de plus en plus sec. Le soleil brûlait et la nuit les glaçait. La végétation disparaissait au fur et à mesure qu’ils gravissaient la montagne. Au-delà des massifs rocheux, l’horizon était rempli de sommets blancs. Cette opposi­tion entre la neige étincelante et la roche terne donnait l’impression de monts imaginaires, posés là par quelques géants.

 

Arrivés au sommet d’un escarpement, ils remarquèrent un groupe d’une vingtaine de cavaliers près de la rivière qu’ils surplombaient. Laroche n’avait ja­mais vu de tels soldats. Leurs pantalon étaient blancs, leurs vestes vertes avec pour certains des décorations dorées par-dessus, et ils portaient des couvre-chefs noirs plus grands que leurs têtes. Ils lui semblaient resplendissant, chevauchant fièrement leurs beaux destriers bruns.

– Ce sont des envoyés du tsar, lui chuchota Argyre. Je ne pensais pas qu’ils descendaient autant au sud. Nous ferions mieux de ne pas nous faire remarquer si nous voulons éviter les ennuis. S’ils sont aussi peu nombreux c’est qu’ils ne veulent pas être vus.

– Comment es-tu sûr que ce sont des cavaliers russes ?

– Chez moi beaucoup de gens prient pour les voir enfin arriver et nous sou­tenir contre le sultan.

– Ce n’est pas ton cas ?

– Le tsar a toujours témoigné son attachement à mon peuple. Et je crains que s’il ne nous vient pas en aide, il n’ait bientôt plus personne à qui témoigner sa sympathie. Mais je me méfie de devoir notre indépendance à quelqu’un d’autre…

Laroche comprit qu’il ne voulait pas continuer à parler de la guerre ou des Balkans. Ils s’éloignèrent donc en silence du chemin pour ne pas se faire remar­quer.

En poursuivant leur route, les deux compagnons arrivèrent sur un plateau au centre duquel se trouvait un petit campement. En se rapprochant, ils distin­guèrent le poil luisant des chevaux noirs, hormis le bas des pattes qui étaient blancs. En passant à côté des tentes, ils virent les nomades qui les fixaient. Les hommes portaient des grands manteaux rouges descendant sous les genoux et d’immenses chapeaux en boule formés de poils bruns clairs. Les femmes étaient vêtues de longues robes pourpres aux cols décorés. Leurs cheveux étaient attachés en deux tresses de part et d’autre des visages enchanteurs de beauté. Elles portaient des coiffes argentées dont deux pans descendaient le long des tresses, et une sorte de pointe métallique sur le sommet de la tête. Plusieurs d’entre elles arboraient des colliers ornés de pierres rougeoyantes ainsi que des bracelets du même type. Toutes ces silhouettes apparaissaient comme des mirages.

Ils dépassèrent le campement et continuèrent leur chemin. Laroche ne pouvait s’empêcher de penser à ces gens qui vivaient constamment dans cet uni­vers qu’il avait mis des jours à atteindre et qui était le but de son voyage. Il se de­mandait s’ils voyaient les merveilles qui les entouraient, comment cela devait être de vivre au milieu de ces régions merveilleuses. Il demanda à son compagnon de route ce qu’il en pensait.

– Peut-être rêvent-ils de visiter la campagne que tu voulais fuir, répondit fi­nalement Argyre après un temps de réflexion.

Il semblait impossible à Laroche que des gens veuillent faire un si long voyage pour voir le morne environnement qu’il connaissait depuis toujours.

 

Le lendemain, alors qu’ils entamaient la dernière partie du chemin, ils aperçurent soudain une femme en haut d’un petit amas de roches. Elle portait une robe blanche légère qui flottait au vent. Ses longs cheveux bruns lui ca­chaient le visage. Elle était resplendissante et semblait être une des plus belles femmes de la terre. Les deux compagnons s’avancèrent naturellement vers elle, fascinés par cette étrange apparition.

Soudain Argyre s’immobilisa et saisit le bras de Laroche qui continuait à marcher :

– Attends ! puis, comme il semblait ne pas comprendre : Ses pieds sont fourchus…

Effectivement, en les observant plus précisément, ils semblaient bien se sé­parer comme le bout d’une fourche.

– Qu’est-ce donc ? demanda Laroche en se tournant vers Argyre.

– Je ne sais pas. Mais nous ferions mieux de continuer notre chemin.

Laroche voulut encore la regarder, mais lorsqu’il se retourna elle avait dis­paru. Perdu entre le souvenir de sa beauté et son questionnement sur cette appa­rition, il suivit machinalement le vieux paysan et ils se remirent à progresser. Son esprit resta quelques heures intrigué par cet instant avant de se concentrer à nou­veau sur l’atteinte prochaine de la cité des montagnes. En effet, selon les instruc­tions du capitaine, cette dernière devait se trouver de l’autre côté de la pente qu’ils gravissaient.

Jean Laroche sentait qu’il touchait au but, encore quelques mètres et les splendeurs de Loulya s’étendraient devant ses yeux. Ces beautés qu’il avait tant imaginées, qu’il s’était déjà représentées des centaines de fois, ajoutant toujours de nouvelles merveilles aux bâtiments. Venise, Constantinople, Téhéran, toutes ces villes n’étaient rien, et pourtant elles lui avaient déjà semblé resplendissantes.

Les derniers mètres étaient de plus en plus raides, et le vieil Argyre peinait à suivre son compagnon qui paraissait avancer en survolant les roches à mesure que l’objectif se rapprochait.

Et enfin la délivrance arriva, ils atteignirent le sommet de la chaîne des montagnes. Devant Laroche, s’étalait une grande étendue de rocs brûlant, parse­mée de quelques murs et restes de tours en ruines qui menaçaient de s’effondrer. Il sentit soudain comme un grand vide dans sa poitrine. Il voyait son rêve dispa­raître brutalement devant lui. Il descendit la pente en courant jusqu’à se retrou­ver au milieu des quelques constructions encore debout. Il cherchait des yeux les coupoles dorées, retraçait dans sa tête les instructions du capitaine. Soudain toutes ses pensées disparurent et son esprit ne vit plus que le désert qui l’entou­rait.

– Il n’y a rien ! s’écria-t-il en brandissant les poings vers le ciel. Rien que des ruines et de la poussière, ajouta-t-il en s’affaissant sur le sol. Ses larmes impré­gnaient le sol aride. Sa gorge se serrait et les mots s’éteignaient en son sein :

– J’ai fait tout cela pour rien, il n’y a rien à trouver… Rien !

– Allons, vas-tu cesser de te plaindre ! lui hurla Argyre après l’avoir observé se morfondre. As-tu déjà oublié tout ce que tu as vu durant ton voyage ? Courir après tes chimères te rend aveugle à tout ce qu’il y a autour de toi, et même à ce que tu as déjà vu en venant ici, conclut-il d’un ton grave.

Argyre le laissa sur son rocher et commença à rebrousser chemin. Après un long moment, perdu dans des réflexions contradictoires, Laroche se redressa et se précipita vers son compagnon :

– Attends ! Il le rattrapa et se tint devant lui un instant avant de pour­suivre : Sans toi je me serais sûrement perdu avant même d’arriver ici.

Un sourire se dessina sur le visage marqué d’Argyre :

– Maintenant il est temps de rentrer.

Et les deux hommes reprirent leur marche côte à côte, le cœur lourd. Au loin, une hyène aux pieds fourchus les observait s’éloigner.

Ils marchèrent plusieurs jours, et plus ils avançaient, moins ils avaient l’im­pression de se rapprocher de Téhéran. Le chemin du retour devenait plus long que celui de l’aller. Ils erraient dans le désert, sans savoir où ils se dirigeaient. La­roche s’en voulait d’avoir entraîné son compagnon sous ce soleil où l’eau man­quait. Il pensait être puni pour ses folies et se maudissait autant que le destin.

Alors que tout espoir leur semblait avoir disparu, ils distinguèrent une ca­ravane formée d’une dizaine de chameaux qui avançaient paisiblement. Ils cou­rurent de toutes leurs maigres forces jusqu’à cette apparition providentielle. Les caravaniers les accueillirent avec bienveillance et compassion. Ils leur propo­sèrent de les accompagner jusqu’au rivage, où ils pourraient embarquer avec leurs marchandises en direction de Mascate. Les deux voyageurs étaient inquiets de s’éloigner encore des rivages de l’Europe, mais n’ayant pas d’autres possibilités, ils acceptèrent.

Lors d’une des soirées passées autour du feu, l’un des marchands raconta une ancienne légende qui marqua profondément nos deux compagnons : Un marchand se trouvait dans une auberge de Bagdad. En relevant la tête, il vit la Mort à l’autre bout de la salle. En le voyant elle fit un geste brusque et le mar­chand s’écria que son heure ne pouvait pas être déjà arrivée, que ce n’était pas possible. Alors il s’enfuit, prit son cheval et chevaucha à travers le désert jusqu’à sa ville de Samarra, convaincu que la Mort ne le suivrait pas jusque-là. En arrivant devant sa maison, il vit la Mort qui l’attendait. Il cria qu’il lui avait échappé en partant de Bagdad. « J’ai été surprise de te voir à Bagdad, lui dit la Mort, car mon rendez-vous avec toi devait avoir lieu ici, à Samarra. »

 

La vue de la mer les emplit de bonheur, voir tant d’eau après avoir dû compter chaque goutte était une délivrance, et la promesse de meilleures condi­tions de voyage. Ils remercièrent encore leurs sauveurs avant de monter à bord du navire marchand.

La traversée fut rapide et ils débarquèrent à Mascate, une ville portuaire encadrée par d’abruptes montagnes. Sur l’une d’entre elles se tenait une vieille forteresse guettant au loin les navires approchant. La large baie entourée de fa­laises créait un cocon marin des plus surprenants pour nos deux voyageurs.

Une fois à terre, ils entamèrent les recherches d’un autre convoi qui remon­terait vers le nord. La tâche fut compliquée car la plupart des départs se diri­geaient vers le sud, en direction des nouveaux comptoirs africains de plus en plus éloignés et fructueux. Ce ne fut qu’au bout d’une semaine qu’un navire partant pour l’empire éthiopien accepta de les transporter.

Une fois en Abyssinie, ils suivirent les ânes portant les marchandises. Ils longeaient de larges rivières en traversant forêts et cultures se déployant sur les flancs des montagnes. Des petits villages servaient de ravitaillement. Les maisons d’argile disparaissaient sous la masse de leur toit de chaume.

Lorsque les montagnes et les arbres laissèrent place au sable, les deux com­pagnons continuèrent leur route à dos de dromadaire à travers le paysage déser­tique du sultanat du Darfour jusqu’aux rives du Nil. Le chemin était dangereux car les troupes égyptiennes s’étendaient de plus en plus au sud et ils risquaient de se retrouver au milieu d’un affrontement territorial. La vigilance des membres de la troupe devait donc toujours être maintenue.

Le parcours sur le fleuve fut plus calme et, après avoir pu admirer durant la descente toutes les splendeurs qui apparaissaient au détour des dunes bordant le fleuve, ils empruntèrent le canal de Mahmoudieh et arrivèrent sans encombre à Alexandrie. Les nouveaux habitants se tassaient dans des petites maisons. La pro­miscuité se faisait sentir à chaque instant.

Après deux semaines à survivre du mieux qu’ils purent dans les rues de la ville, ils trouvèrent finalement un petit bateau faisant voile vers Marseille.

Tandis que le navire s’éloignait du rivage, les deux compagnons observait la ville disparaître à l’horizon. La masse des habitations se noyait dans les rayons de l’aurore. Autour de celles-ci les futurs murailles commençaient à s’élever. Le tout flottait dans une chaleur dorée.

– Tu avais raison, il était temps de rentrer chez nous, dit Laroche. Nous avons déjà vu suffisamment de trésors.

Un léger sourire se dessina sur le visage d’Argyre.

La traversée de la Méditerranée puis le trajet en diligence se passa sans dé­rangement. En arrivant chez lui, Laroche se sentit soulagé de retrouver ces rues puis cette façade qu’il connaissait si bien. Sa femme, qui pensait ne jamais le re­voir, pleura à chaudes larmes en le reconnaissant sous la barbe et les vieux habits.

Argyre resta plusieurs années avec la famille de son compagnon de voyage avant de retourner chez lui, une fois la guerre terminée et son pays devenu libre.

Quant à Jean Laroche, son désir d’aventures exotiques l’abandonna défini­tivement, et il apprécia plus que jamais les petits instants qui faisaient son quoti­dien. Il continua toutefois à raconter son voyage à qui voulait l’entendre, en gar­dant dans le regard et la voix l’émerveillement qu’il avait connu. Mais il ne parla jamais de Loulya à quiconque. Et à ceux qui lui demandaient pourquoi il avait ac­compli tout ce chemin, il répondait avec un sourire mystérieux :

– Pour un rêve, fait il y a longtemps, et que j’ai laissé au sommet des mon­tagnes.