5 et 6 juillet 1809, à deux lieues au nord de Vienne.

 

Durant la nuit, l’orage hurlait et les petits ponts de bois semblaient bien faibles face aux torrents jaillissant des cieux. Mais malgré le grondement du tonnerre auquel se mêlaient les bombardements de l’artillerie ennemie, nous avions enfin pris pied sur la rive gauche du Danube. Un mois après notre désastreuse tentative à Aspern et Ess­ling, nous traversions le fleuve à quelques pas de ces villages aux noms maudits, ceux de la toute première défaite de notre Empereur. Cette proximité ravivait l’inquiétude des plus superstitieux de mes hommes. Pour ma part, j’attendais la prochaine bataille ; son nom devait écraser dans l’histoire celui de ces villages de malheur. L’Aigle s’était déjà emparé de Vienne, il était temps de mettre un terme aux velléités autrichiennes.

La traversée du reste des troupes se poursuivit durant la journée sous le feu en­nemi. Nous prîmes peu à peu position dans la plaine. Les Autrichiens avaient reculé jusque sur les hauteurs. L’archiduc Charles avait positionné ses troupes en V ouvert dans notre direction, le petit village de Wagram à sa pointe. Son aile gauche se tenait derrière une petite rivière bordée de fourrés, ce qui compliquait nos attaques. Son aile droite se déployait jusqu’au Danube. Le terrain ne nous était pas favorable, et même si nous avions écrasé les Autrichiens en les laissant sur les hauteurs de Pratzen, cette fois nous n’avions pas choisi le champ de bataille.

À la fin de la journée, l’Empereur décida du lancement d’une attaque au centre du dispositif autrichien : une frappe rapide pour briser leur armée.

Nous parvînmes à escalader la colline de Wagram et pénétrâmes dans le village, la victoire rapide sembla s’approcher. Mais les Autrichiens se rassemblèrent et com­mencèrent à nous refouler. Nous nous accrochâmes au petit hameau d’Aderklaa.

Dans les villages chaque porte devient un ennemi, chaque fenêtre une menace, chaque coin de rue un danger, chaque mur peut dissimuler un adversaire. Vous ne croyez plus ce que vous disent vos yeux et partout votre esprit fait apparaître des sil­houettes hostiles.

Les Saxons de Bernadotte, tout habillés de blanc, apparurent aux yeux de nom­breux hommes comme beaucoup trop ressemblants à des Autrichiens pour ne pas en être. Nos soldats agirent comme il l’aurait fallu en présence d’ennemis. Que de vies sa­crifiées pour des uniformes !

À la fin du jour nous avions été repoussés jusqu’à notre position de départ. Chassant mon amertume, je rejoignis mes hommes pour partager leur repas. La cha­leur du feu et de la camaraderie effaçaient les combats pour un instant.

 

Durant la nuit, l’Empereur concentra ses troupes au centre pour préparer l’at­taque. Mais les Autrichiens reprirent la leur avant même que le soleil ne surgisse sur la plaine. Leurs tirs recouvrirent notre centre et leurs ailes se mirent à se refermer comme pour nous encercler. Si cela se produisait, nous étions condamnés. Sans pou­voir distinguer nos ailes, nous priions pour pouvoir un jour quitter ces champs.

Leurs troupes semblaient progresser en même temps que le soleil, sans vouloir arrêter leur route. Les hommes s’inquiétaient, nos troupes reculaient ; Bernadotte abandonnait lâchement sa position aux mains de l’ennemi.

Au centre, mes hommes et moi-même luttions sans fin, sans savoir si l’espoir était encore permis. Je voyais les corps innombrables s’entasser devant mes yeux en un tas d’entrailles et de poussière. Mes hommes, mes compagnons, tombaient à mes pieds. Entre le sifflement des balles j’entendais leurs cris s’affaiblir sans pouvoir les se­courir.

La fosse aux soldats s’ouvrait déjà devant nous quand la cavalerie de la vieille garde surgit. Dans un ultime effort, nous parvînmes à mettre un terme à la poussée au­trichienne.

Alors l’Empereur fit sonner l’artillerie et le ciel s’emplit d’obus dans un ballet perpétuel. Une nuée sans fin se dirigeant vers les lignes ennemies.

Un tir adverse projeta un des cadavres de cheval contre moi. Ma jambe me fit immédiatement souffrir. Je me retrouvais en partie sous lui, à lutter pour pouvoir res­pirer et me dégager. Mes oreilles sifflaient, la poussière brûlait mes yeux, je frappais la chair qui me retenait. Le souffle d’un autre obus me permit finalement de me libérer. Mais, aujourd’hui encore, mon esprit retourne vers ce damné cheval quand je m’em­pare de ma canne.

Tandis que je parcourais le champ de bataille du regard, je vis nos réserves for­mer un carré central. Son arrête s’étendait si loin qu’elle disparaissait dans la fumée des combats. Jamais je n’avais vu tant d’hommes réunis en une seule formation. Au si­gnal, dans un seul mouvement, ils se mirent à fondre sur leur proie. Pas après pas, le bloc progressait sans trembler. Je me redressai par égard pour cette masse courageuse, dont je connaissais l’inquiétude mais aussi la détermination. Je l’observai traverser le champ de bataille, entrer en collision avec les lignes ennemies et peu à peu repousser son opposé autrichien.

Je regagnai mon camp en traînant ma jambe. Un murmure parcourait nos rangs : nous étions en train de vaincre. Masséna repoussait les Autrichiens loin du Da­nube, Oudinot et Davout enfonçaient l’aile gauche autrichienne en direction de Wa­gram. Tandis que le soleil se redressait fièrement au-dessus de nos têtes, nos serres se refermaient. La victoire brillait sur les collines que nous atteindrions bientôt.

À la fin de la journée, toute l’armée autrichienne battait en retraite. Le terrain regorgeait de traces d’obus et baignait dans l’odeur de la poudre et du sang. Nos troupes étaient affaiblies et notre cavalerie trop désorganisée pour poursuivre l’enne­mi. Pour la première fois nous le laissions s’échapper en ordre. Un goût amer d’inache­vé nous gagnait. De quel sombre coucher de soleil devions-nous nous contenter par rapport aux glorieuses aubes passées… Mais Napoléon, et à travers lui la France tout entière, restait encore debout.