Scène I de Souvenirs, ma pièce de fin de scolarité à l’école Steiner, jouée en 2016. Durée totale de la pièce : 30 minutes.
DIEU, seul
Je ne me lasse jamais de les observer. Ils ont l’air si heureux. Les pères et les mères travaillent aux champs, s’occupent des enfants, ils jouent avec eux et leur apprennent ce qu’ils doivent savoir. Le soir, toute la famille se retrouve autour du feu, puis les enfants vont se coucher et leurs mères leurs racontent des histoires incroyables qu’elles viennent d’inventer ; elles auraient pourtant bien assez à raconter avec leurs propres vies… Ils sont tellement heureux. Et pourtant, depuis tant d’années que l’Homme est sur Terre, il ne cesse de faire et refaire indéfiniment les mêmes erreurs. Chaque fils recommence là où avait commencé le père. Tant de temps perdu à redécouvrir ce que leurs ancêtres connaissaient déjà quand leurs mères leur racontaient des histoires…les histoires ?… Et si c’était ça la solution ? Que les mères ne racontent plus des histoires qu’elles inventeraient mais ce qui s’est réellement produit par le passé ? Qu’elles expliquent aux enfants ce qu’elles ont expérimenté et ce qu’elles en ont compris ? Oui, cela pourrait marcher… Si les parents pouvaient raconter aux enfants leurs fautes et leurs réussites, les Hommes n’auraient plus à redécouvrir indéfiniment les choses que leur grand-père avait déjà comprises ; ils pourraient enfin retenir ce qui est bien ou mal pour eux et commencer à créer eux-mêmes leur monde en le rendant meilleur que celui qui les entoure et façonner leur monde à partir de…
LE DIABLE, rentrant en scène
Silence ! Par pitié ! Même venant de toi c’est trop dégoulinant de bonnes intentions, de bons sentiments. J’en peux plus de t’entendre hurler à quel point tu vas sauver l’avenir de ta création, révolutionner la vie sur Terre et à quel point les hommes vivront mieux. Permets moi de rectifier un peu cela…
DIEU
Pourquoi viens-tu toujours détruire ce que je fais avant même que je ne le crée ? Ne crois-tu pas que tout irait mieux si tu cessais de gâcher mes créations ?
LE DIABLE
Personnellement je trouve que je les ai plutôt améliorées. Et n’oublie pas que j’ai un droit sur tout ce que tu crées. Je ne peux pas te vaincre, mais tu ne peux pas oublier que j’existe. Alors, c’est quoi cette fois ta nouvelle idée ? Hum ? Balance ! Que je m’amuse un peu. Allez ne sois pas timide ! De toute façon tu n’as pas le choix.
DIEU
Je veux offrir à l’homme La Mémoire. L’Homme pourra savoir ce qui s’est produit avant qu’il ne soit sur Terre. La possibilité de pouvoir tirer des leçons de ces échecs, comprendre son univers et laisser son expérience pour toujours sur terre afin que ses enfants…
LE DIABLE
Ça va ! J’ai pigé le principe. Ah, je m’endors déjà. Bon, tu permets, mais maintenant j’ai le droit de me divertir un peu. Alors, quels sont les aspects de ta jolie création auxquels tu n’as pas pensé ? Dis-moi, et si l’Homme retenait uniquement ce qui n’a pas marché, hum ? Qu’il ne se souvienne que des échecs ?
DIEU
Cela n’arrivera pas.
LE DIABLE
Comment peux-tu le savoir ?
DIEU
La Mémoire lui permettra de se souvenir du mal comme du bien. Et même s’il ne se souvenait que de ses échecs, je veux qu’il soit capable d’en tirer des leçons.
LE DIABLE
Tu n’y arrives déjà pas. A chaque fois que tu crées quelque chose j’en fais ce que je veux, et pourtant tu continues à créer des dizaines de choses que je « gâche ». Depuis le temps, tu devrais savoir que j’arrive toujours à mes fins lors de nos petits jeux. Pourquoi l’Homme saurait tirer plus de leçons de ses échecs que toi ?
DIEU
Il apprendra des erreurs des autres, y comprit des miennes. Et, même lorsque je pense à une meilleure collaboration de ta part, l’espoir n’est pas un défaut.
LE DIABLE
Tu as toujours été trop optimiste. Mais, ceux qui se souviendront de tout cela, qui pourront savoir quelles causes ont produit quels effets, ils auront un pouvoir immense sur leurs semblables ? Je n’aurais sans doute jamais pensé à créer un pouvoir aussi absolu… il faut croire que tu es plus doué que moi ! Dommage que tu ne saches pas te servir de ce que tu crées.
DIEU
Tous les Hommes pourront se souvenir de ce qui se sera produit.
LE DIABLE
Pour peu qu’ils souhaitent s’en souvenir… et je m’assurerai du contraire.
DIEU
Pourquoi ne le voudraient-ils pas ?
LE DIABLE
Pour ne pas en subir le poids. Et s’ils restaient indéfiniment bloqués par l’échec de leurs pères ? Qu’ils n’osent plus rien tenter puisque leurs ancêtres auront déjà échoué par le passé ? Ou si au contraire leurs ancêtres ont tout réussi, ils n’oseront plus rien faire, de peur de ne pas être à la hauteur de leurs illustres prédécesseurs.
DIEU
Leurs pères n’auront pas tout réussi. Les Hommes pourront, au contraire, corriger les erreurs de leurs pères.
LE DIABLE
Les erreurs des pères seront payées par leurs enfants. Ils souffriront pour ce que leurs pères avaient fait.
DIEU
Ceux qui auront commis des erreurs les paieront, pas leurs enfants.
LE DIABLE
Ici oui, mais sur Terre… Depuis tout à l’heure tu me parles d’apprendre, mais les sentiments, ils s’en souviendront aussi, des sentiments. La peur qu’ils auront ressentie reviendra les hanter année après année, ils ne pourront jamais se débarrasser de leurs cauchemars et se les transmettront de génération en génération. Plus j’y réfléchit, et plus je suis convaincu d’une chose : Ton cadeau se transformera en une prison dont aucun Homme ne pourra se libérer. Tes grandes idées pour améliorer le sort de ta création se retournent si facilement contre elle… je n’ai même pas de grands efforts à produire pour faire apparaître ses mauvais côtés. Mais enfin, je me chargerai tout de même de cela ; il faut bien que quelqu’un rappelle à l’Homme, et à toi, que la réalité est souvent tragique.
DIEU
Soit. La mémoire sera comme nous la créerons. Mais au-delà de tout ce que tu tenteras, je souhaite que l’homme puisse encore espérer trouver en elle la force de continuer malgré ses échecs ainsi que la plus puissante source d’inspiration : le souvenir des moments de bonheurs de son existence, le souvenir de l’amour qu’il a ressenti. Et cette force sera plus puissante que tous tes stratagèmes.
LE DIABLE, souriant
C’est ce que nous verrons.