Depuis plusieurs décennies, une organisation secrète du tourisme vaudois tâ­chait de surveiller les avancées des autres cantons dans ce domaine, afin de ne pas voir partir un trop grand nombre de voyageurs vers ces territoires. L’une de ses principales méthodes de renseignement était l’envoi sur place d’un agent infiltré qui avait pour mission de repérer les dernières idées. Ceci permettait aux différentes institutions du canton de ne pas être prises au dépourvu face à leurs concurrents.

Charles R. faisait partie de ces agents. Il avait bravement et, plus important, dis­crètement accompli ses missions durant près de quarante ans. Alors qu’il se rappro­chait toujours un peu plus de sa retraite, l’organisation le chargea d’une dernière mis­sion au cours de laquelle il devrait apporter l’ultime touche à la formation de son suc­cesseur, Jean F., une anguille à l’œil perpétuellement malade mais dont la volonté et les capacités ne faisaient aucun doute.

Ils avaient ainsi été détachés en Valais pour faire un dernier point sur les avan­cées du canton dans le tourisme dit de quatre saisons, ainsi que dans les capacités culi­naires qu’il pouvait offrir à ses visiteurs.

 

Ainsi nos deux agents partirent par un beau jour de juillet par la route qui re­montait le Rhône. Afin d’éviter les ennuis, ils ôtèrent les plaques de leur voiture. En Valais, il était préférable de rouler sans planques qu’avec une immatriculation vau­doise.

 

Après dix jours de périple, soit trois fondues, six raclettes, sept assiettes de char­cuterie et quatre portions de röstis, l’appareil digestif de Jean F. commença à montrer des signes d’épuisement. Si celui de son compagnon s’était habitué à ce type de régime et semblait apprécier chaque mets qui passait sur sa langue, l’expérience manquait en­core au jeune apprenti pour tenir le plaisir sur la durée. Lors de chaque repas, les deux compagnons récoltaient discrètement de petits échantillons pour les ramener aux la­boratoires. Régulièrement, Charles R. ingurgitait une petite gorgée du contenu d’une gourde verte qu’il conservait toujours auprès de lui.

 

Ils arrivèrent enfin dans la dernière vallée à analyser. Dans les rues de la pre­mière station, une cohue de petits Allemands en pantacourts, birkenstocks et che­mises à manches courtes déambulait au hasard des boutiques souvenirs. Peu après, une petite cohorte de Russes quittait leur hôtel, transportant avec eux l’équivalent en fourrures d’un petit troupeau et une vitrine de bijoutier. Les femmes, plus élégantes que si elles se rendaient à une réception au Kremlin, levaient par intermittence les yeux pour passer de leurs écrans à leurs compagnons qui se débattaient avec les valises. Encore plus loin, une troupe d’États-uniens en combinaison de ski, snowboard dans une main et bière bas de gamme dans l’autre, en train de gesticuler face à un auber­giste ne parlant pas anglais et qui essayait tant bien que mal de leur expliquer que les pistes n’étaient pas ouvertes en été, à cause d’une trop grande présence d’herbe.

Ils souhaitèrent inspecter les nouvelles installations de la piscine, mais le gérant leur refusa l’entrée car il s’agissait de l’horaire des femmes. En effet, la commune connaissait depuis quelques années un important afflux de juifs orthodoxes durant la saison estivale, et la nécessité économique de satisfaire cette nouvelle clientèle avait convaincu les gérants de l’établissement d’instaurer des horaires différenciés.

Ils se dirigèrent alors vers les autres établissements à inspecter. Tout d’abord les abricots du marché, puis dans les différents bars pour évaluer les qualités respectives des abricots liquides – aussi appelés abricotine –, de la williamine et du fendant du vil­lage.

 

Le lendemain, tandis qu’ils dégustaient une petite assiette de croûtes au fro­mage après avoir effectué les prélèvements, Charles R. arrêta sa fourchette à mi-hau­teur et murmura :

– Je crains que nous ne soyons repérés.

Il fit un signe à son compagnon en direction de trois hommes en costard qui les ob­servaient à l’autre bout du restaurant. Il attrapa sa sacoche et se dirigea vers la sor­tie.

– Mais qui sont ces gens ? demanda le jeune apprenti, encore en train de se re­mettre des dégustations de la veille.

– Sans doute des agents des services touristiques valaisans. Cela fait longtemps qu’ils cherchent à arrêter l’un des nôtres pour pouvoir confirmer leurs doutes sur l’existence d’une structure semblable à notre agence. Il vaut mieux partir.

Arrivés à l’extérieur du bâtiment, les deux agents constatèrent que leurs obser­vateurs se rapprochaient rapidement. Fort heureusement, un banc de Chinois sortait de son véhicule à ce moment, les deux compères n’eurent qu’à se fondre dans la masse puis se laisser porter par le courant pour échapper à la vigilance des agents adverses.

 

Afin de rester plus discret, ils quittèrent la ville et passèrent la nuit dans un petit camping. Pour rassurer son jeune compagnon, Charles R. éloigna leur tente de la fa­laise rocheuse qui surplombait le lieu pour se rapprocher du torrent. Le bruit de se dernier dissimula le son de l’orage qui s’approchait jusqu’à survoler nos deux voya­geurs. Ils ne découvrirent son existence que lorsqu’il arrêta de les survoler pour s’en­gouffrer sous le même toit qu’eux, la tente ayant en effet dépassé l’âge de la retraite et, comme pour les humains de cet âge, elle ne tenait plus bien debout et avait des fuites.

La nuit fut courte, et au déjeuner Jean F. sentait bien un regard réprobateur de son acolyte concernant ses craintes rocheuses. Heureusement se disait-il, nous arri­vons aux derniers tests. Ils levèrent d’ailleurs le camp promptement pour recommen­cer leur périple.

 

Ils se retrouvèrent ainsi au milieu d’une session de yoga en forêt. Ils écoutèrent les enseignements du yogi, une jeune femme à la coiffure approximative vêtue d’une brassière mauve et d’un sarouel orange et brun, dans un subtile mélange tacheté par­fait pour se camoufler dans une toile de Jackson Pollock. Nos deux apprentis yogis faillirent se bloquer le dos trois fois avant que ne vienne la séance d’embrassement des arbres voisins. Le cours s’acheva sur la trempette rituelle à l’eau du bassin Kneipp le plus proche. Après avoir éviter comme il le pouvait l’hyper puis l’hypothermie, la petite assemblée se vit offrir une collation composée de graines germées et d’une pâte à la composition non-identifiée. Nos deux agents ne récupérèrent aucun échantillon, considérant qu’il ne s’agissait pas là d’une menace sérieuse pour la compétitivité de leur canton.

 

Une fois la séance terminée, nos deux compères reprirent leur cheminement. Alors qu’ils s’enfonçaient dans la forêt, un hurlement de loup se fit entendre au loin.

– Il y a encore des loups ici ? s’étouffa le plus jeune des deux.

– Ah les Valaisans ne sont plus ce qu’ils étaient. Si on ne peut même plus leur faire confiance pour la chasse.

– Les agents ennemis, je n’ai rien dit, mais les loups, ça va trop loin !

– Allons, ce n’est pas le moment de reculer. Je veux juste vérifier un dernier site.

 

Ils marchèrent pendant plusieurs heures à travers la vallée. Notre apprenti se plaignait à intervalle régulier. Au milieu de l’après-midi, il lui sembla apercevoir une tache brune se détacher de la forêt vers laquelle ils se dirigeaient.

Tandis qu’ils avançaient vers le chalet, le plus jeune de nos deux espions-tou­ristes observait la splendide architecture de la façade. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque celle-ci s’ouvrit soudainement pour laisser apparaître un canon d’une taille plus que raisonnable qui pointait dans leur direction. Sentant ses jambes se ramollir instantanément, Jean F. s’effondra en un mouvement flasque derrière un rocher. Son compagnon s’aplatit plus élégamment à ses côtés et lui tira la manche pour le faire avancer, cachés par les fourrés.

– Non mais vous avez vu ? Vous n’allez quand même pas foncer vers un canon ! chuchota violemment Jean.

– A tous les coups il ne fonctionne plus, et l’ouverture le force à se diriger vers nous. Si ça se trouve ils ne nous ont même pas repérés.

– Parce que vous vous y connaissez en canon vous ? Je suis désolé mais je n’ai ja­mais signé pour me retrouver bombardé.

– Quel bombardement ? Regardez, le canon tourne. Quand je vous disais que ce n’était pas pour nous.

Après avoir vérifié que le canon ne revenait pas en sens inverse, Jean F. suivit son supérieur jusqu’à l’entrée du chalet.

– Mais depuis quand les services valaisans ont les moyens de se construire des canons ? Je croyais que tout le budget construction allait dans leurs piscines.

– Ils n’ont rien eu à construire, l’armée l’a fait pour eux.

– L’armée les soutient ?!

– Mais non, c’est un ancien bunker que l’armée a vendu il y a peu. Selon mes in­formations, la société qui l’a acquis cherche à en faire une escape room.

Ils s’introduisirent silencieusement dans les locaux et aperçurent les deux em­ployés qui tâchaient de comprendre comment débloquer le canon qui était mainte­nant figé. Ils les assommèrent avant de les attacher. L’interrogatoire pouvait commen­cer.

Devant leur refus de divulguer les projets de leur entreprise, Charles R. sortit une petite gourde dont il détacha soigneusement le bouchon pour le faire respirer au premier des employés. Celui-ci détourna vivement la tête, dégoûté.

– Si vous ne me dites pas ce que je veux savoir, je vous enferme ici avec vos provi­sions imbibées du contenu de cette gourde.

– Vous n’oseriez pas ?

– Vous voulez parier ?

Suite à un léger mouvement de Charles R. en direction des provisions, l’employé l’implora de ne pas aller plus loin et lui fit un rapport complet sur les activités du groupe dans la vallée, notamment sur leurs projets de nouvelles salles.

 

Après avoir enfermé les deux employés avec les provisions dans la salle du jeu, nos deux agents quittèrent rapidement les lieux.

– Mais, si le jeu prévoit de sortir en une heure, et comme de plus ils l’ont installé, ils vont sortir bientôt ? dit Jean F.

– C’est possible. Mais, dit-il en sortant un objet de sa poche, je pense qu’ils au­ront besoin de cette petite clé à un moment ou à un autre. Le temps que l’entreprise envoie une autre équipe pour comprendre ce que font ses agents, nous serons loin.

– Au fait, je me demandais… Qu’est-ce qu’il y avait dans votre gourde ?

– Oh là-dedans ? dit-il en tapotant sur la gourde qui avait effrayé un des em­ployés. Je ne pars jamais sans un peu de Gamay genevois, c’est toujours efficace pour les interrogatoires.

Sur ce, ils reprirent leur chemin en direction de leur canton.

– Vous ne voulez pas admirer un peu ce paysage ? dit Charles une fois suffisam­ment loin du bunker. Durant toute notre carrière nous n’avons jamais le loisir de réel­lement profiter de ce que nous découvrons.

– Je ne suis pas sûr que cela soit très prudent.

– Allons, nous en avons fini avec notre mission, et personne ne nous retrouvera maintenant. Et il reprit sa gourde verte et but. Ah, nous approchons le fond, il est temps de rentrer.

– En fait, cela fait bientôt deux semaines que je vous vois boire dans cette gourde par petites gorgées, mais je ne sais toujours pas ce qu’il y a à l’intérieur.

– Oh c’est simplement un peu de Chasselas du Lavaux. J’en prends toujours avec moi quand je suis en mission, pour être sûr d’avoir au moins une bonne boisson.

Charles R. s’assit confortablement contre un rocher et contempla le large pay­sage qui s’étendait devant lui. Le roc et la glace sculptaient l’horizon, tandis que la large vallée s’ouvrait devant lui. Il respira une grande bouffée d’air, et laissa ses yeux profiter de la beauté qui s’offrait à eux.