La ville dort encore en contre-bas. Les toits ronflent avec ceux qu’ils protègent, tandis que les cheminées refroidissent. Quelques chats et renards profitent de ces derniers moments de règne sur les rues. Les habitants de la nuit glissent doucement vers leurs demeures. Nous devrons bientôt rendre le monde aux êtres du jour. Nous regarderons la lumière du fond de nos souterrains, en nous demandant quel crime nous avons pu commettre pour être chassés de la surface et projetés dans les limbes de la terre. Peut-être maudirons-nous le ciel de nous avoir banni pour laisser les trésors de la vie à d’autres créatures.

Mais, pour le moment, nous avons encore le droit d’occuper le monde. La nuit est mon univers. Je peux y faire ce que bon me semble, tout mon être est fait pour maîtriser cet environnement. Les ténèbres m’obéissent, mais un simple rayon de soleil suffit à me vaincre. Quelle étrangeté qu’un être surpuissant et si fragile.

Perché sur une branche d’un chêne centenaire, j’observe cette ville à laquelle je suis étranger depuis si longtemps. Quitte à ne pas pouvoir y vivre réellement, j’aurais pu partir au loin, glisser avec les ombres jusqu’aux confins du monde, mais je ne parviens pas à m’échapper durablement de l’attraction de ces rues que j’ai connu enfant. Oh, bien sûr, j’ai déjà dû partir pour me nourrir. Le sang frais m’appelle ailleurs pour ne pas épuiser la réserve. Mais je reviens toujours.

J’aime observer les humains dans leur sommeil, les voir grandir, imaginer leur vie… Parfois, j’en reconnais un avant que mes crocs se plantent dans son cou. Une vie innocente de perdue, mais comment résister à l’appel de cette faim qui me transperce de toute part ?

Mon instinct me rappelle que le soleil s’approche. Je devrais retourner sous terre, là où est ma place, mais je ne peux m’empêcher de regarder encore ce spectacle de la vie qui s’apprête à se réveiller. Cela fait si longtemps que je n’ai pas vu cet astre brillant. Je ne me rappelle même plus à quoi il ressemble. La lune est ma seule compagne dans mon existence. Un visage froid, incapable de produire sa propre lumière, sa propre chaleur. Je suis comme elle, mais sans étoile pour me permettre de refléter sa clarté.

J’aimerais tant revoir les doux rayons du soleil. Mais je ne suis pas encore prêt à rejoindre la poussière. Les tombes dressées sous ce chêne m’inquiètent toujours. Je continue de vouloir fuir le destin qu’elles m’annoncent. Mais, comme toute chose si proche et si inaccessible, la mort m’attire aussi sans cesse. La côtoyer si souvent, pouvoir la croiser à chaque coin de rue, et pourtant ne jamais la connaître réellement. Ce mystère affreux me suit sans répit. Un jour, peut-être, il me rattrapera, par le bras armé d’un de ces hommes dont je fus. Ou alors, je finirai par voir les premières lueurs de l’aube pour laisser le soleil enflammer ma chair damnée.