Texte paru dans le numéro spécial Riponne de Sillages, la revue de l’Association vaudoise des écrivains.
 

 

Je ne me rappelle plus bien du moment où je fus créée. Les images s’entre­choquent dans ma mémoire. Ce ne furent pas les instants les plus agréables de mon existence. Ensuite on m’a enfermée dans une boîte, puis transportée jusqu’à la place sur laquelle on m’a libérée. La colonne dont je devais orner le sommet était déjà dres­sée, majestueuse. Mon socle me paraissait trop haut pour pouvoir y accéder. Les ou­vriers qui m’entouraient ne me laissèrent pas le temps d’appréhender ce nouvel envi­ronnement, ils me ligotèrent et commencèrent lentement à m’élever. Ce moment me procura la sensation étrange de me rapprocher du vol que je ne pourrai jamais connaître, pourtant dotée d’ailes. Je me retrouvai ainsi sur la pointe que je ne quitterai sans doute jamais. Parfois je rêve encore de m’envoler de mon socle pour découvrir tout ce qui ne se présente pas à mon regard. Mais au fil du temps je me suis résolue à mon sort, et pour tout dire, je suis plutôt heureuse de ma vie.

Le vingtième siècle s’ouvrait devant moi et le palais que j’avais la chance de dé­corer m’offrait une situation de choix. De ma position de surplomb je peux observer tout ce qui se passe. Chaque semaine depuis que je suis ici, la place se couvre d’étals et de passants venus acheter de tout. Pour moi ce sont des jours de fête ! J’adore observer les gens, m’imaginer leur vie,… Je regrette parfois qu’ils ne fassent pas aussi attention à moi… Après tout ils sont une multitude alors que je suis seule… Mais même s’ils se se­raient plus attardés devant moi dans un musée, je n’aurais pas voulu être exposée. Car je n’aurais pas pu voir tout ce que j’ai vu.

J’avais la chance d’avoir été installée à l’entrée d’une université et de nombreux musées. J’ai pu apprendre tout ce que contenaient ces derniers et m’en émerveiller. À d’autres instants je tendais l’oreille pour entendre les cours qui se déroulaient juste à mes côtés. J’ai toujours observé les étudiants qui passent d’un pas rapide devant moi, trop pressés qu’ils sont pour s’attarder. Je vois aussi les familles qui, générations après générations, visitent les salles du palais. Tout cela offre de larges spectacles continuels à mes yeux. Mon seul regret est de ne jamais voir des gens s’arrêter un instant, profiter de tout ce que je vois. Ils ne font que passer, comme dans les rues, le mouvement de la vie ne connaît pas de fin. Mais une fois que tous ont atteint leur destination, la place reste vide, ne connaissant rien de la vie lente et paisible qui pourrait s’y développer.

 

Après une trentaine d’années, de grands travaux modifièrent les alentours. On détruisit la vieille halle au blé qui avait abrité jusque-là tous les marchands. Je les plains de ne plus avoir de toit pour se protéger, ils craignent davantage la pluie que moi. Le plus triste fut la transformation de la place en une grande accumulation de voitures qui occupèrent les lieux pendant plus de quarante ans.

D’autres grands travaux transformèrent la place en la dotant de pavés et en en­fouissant les amas de voitures. Un grand trou fut creusé de l’autre côté de la place pour les entasser. J’aurais préféré que l’on trouve une autre utilité à ce lieu, mais je suis satis­faite de ne plus les voir. Je devine seulement du coin de l’œil le mouvement continu des véhicules qui vont et viennent sur les routes qui bordent la place. S’il n’y avait pas le bruit, j’oublierais parfois jusqu’à leur existence.

C’est durant ces travaux que nous allions vivre une tentative de vol. Le jour avait disparu depuis longtemps et la place était totalement déserte. La poussière du chantier s’était évaporée quelques heures après les ouvriers. Ils finalisaient l’espace juste devant moi. Ce fut peu après avoir entendu les cloches de la cathédrale retentir au loin que je vis bouger une ombre. Elle semblait agitée et s’est rapprochée rapidement mais sans faire le moindre bruit. Elle se faufilait discrètement à travers le chantier en direction du musée, sans doute dans l’espoir d’y trouver certains objets précieux. J’ai regretté de ne pas pouvoir me précipiter sur elle et l’arrêter moi-même. Heureusement un bruit provenant de l’intérieur l’effraya et elle s’enfuit précipitamment sans avoir pu rentrer. Je pense que personne n’a découvert ce qui s’était passé cette nuit-là, bien qu’en s’en­fuyant elle ait laissé tomber l’une de ses pinces, qui est toujours là.

Malheureusement les années suivantes marquèrent le départ de ma chère uni­versité. J’espère que son nouvel habitat valait la peine de quitter mes abords. Heureu­sement nous avons conservé tous nos musées. Je crois que je n’aurais pas supporté de perdre en même temps tout ce que j’aimais.

Pour ne pas laisser la place totalement dénudée, on construisit une grande fon­taine. Elle ne valait pas les somptueux bassins qui existent dans d’autres lieux, mais voir l’eau danser devant mes yeux me réjouissait beaucoup. Il est rare d’avoir une telle impression de vie en observant une matière inanimée. Seuls les enfants semblent par­tager mon goût pour ces distractions, les adultes ne les voient plus.

 

Depuis cela mon petit monde n’a pas beaucoup changé. Les gens continuent de parcourir les pavés sans s’arrêter. Des bancs ont été installés pour rendre la place plus accueillante. De pauvres plantes en pots et la route leur tiennent lieu de cadre. Je suis mieux au sommet de ma colonne. La vue de l’ancienne école Arlaud, qui était mou­rante, me déprimait ; j’avais peur que nous finissions ainsi… Mais elle a retrouvé son souffle en tant que musée. Nous avons aussi accueilli le gouvernement pendant un temps. Je n’aimais pas l’idée de passer d’un lieu de transmission du savoir à une simple arène politique. Mais si les politiques veulent se rapprocher de tout ce qu’il y a ici, j’au­rais tort de leur en vouloir.

La plus triste des nouveautés est l’occupation de la place par ses nouveaux habi­tués. Tous plus perdus les uns que les autres, ils ne partent jamais. La nuit, la place de­vient leur place. Au début leur allure m’avait émue, j’étais heureuse qu’ils puissent au moins passer leurs journées dans un si beau cadre. Mais avec le temps leur vue se mit à me déplaire plus qu’autre chose… Toutefois l’un d’entre eux m’était sympathique. Il chantait de merveilleuses chansons sous mes oreilles. Certainement pas d’une voix très mélodieuse, mais sincère. Cela fait un an aujourd’hui que je ne l’ai plus entendu… Mais la plupart ne font que crier en se retenant pour ne pas tomber. Tout cela ne risque pas de faire rester les passants plus longtemps, ils les évitent plus que tout. On n’ou­blie jamais qu’ils sont là… D’ailleurs il me semble entendre le bruit d’une nouvelle ba­garre…

 

* * *

 

C’est décidé : j’arrête de traîner avec ces deux idiots. À chaque fois je me fais avoir par leur grand sourire. Ils ont l’air d’avoir changé, d’avoir compris. Et à chaque fois ça finit mal. J’entends encore les bruits de verre et les sons désarticulés que je sais être des insultes. Je ne sais pas bien si ma tête me fait souffrir à cause de ce que j’ai ab­sorbé ou alors à cause des coups qui ont rebondi sur le haut de mon crâne.

En titubant je m’éloigne péniblement de notre zone habituelle. Cela fera bientôt cinq ans que je fréquente ces quelques mètres carrés aux bordures de la place. Les autres habitués n’ont pas beaucoup changé depuis toutes ces années. Une fois que vous avez commencé à vivre ici, c’est difficile de ne plus y revenir. La vie vous a amené là pour une obscure raison et elle ne semble pas disposée à changer de vues sur votre sort. Certains cherchent encore à comprendre pourquoi. Ils perdent leur temps et leur énergie à maudire leurs choix, les gens qu’ils ont connus, le destin, le mauvais sort, la vie… Ceux-là sont ceux qui espèrent encore. Les autres ont abandonné le concept d’es­pérance.

Mais ils ont souvent décidé de vivre du mieux qu’ils pourraient. Et étrangement plusieurs y parviennent. Je connaissais un homme, un peu plus âgé que nous autre, qui devait traîner de rue en rue depuis des années. Il a été celui qui se rapprochait le plus de ce que j’aurais pu appeler un ami. La première fois que je l’ai rencontré, il chantait du Brel en direction de la façade du musée. Quand il a vu l’incompréhension dans mon regard, il s’est arrêté, s’est lentement tourné vers moi en souriant et a dit : « Per­sonne ne pense à distraire un peu toutes les figures qui vivent sur cette vieille façade. » Nous avons parlé ensemble pendant des mois. Puis, il n’est plus venu. Cela fait un an aujourd’hui que je ne l’ai plus vu. Je n’ai jamais su d’où il venait, ou pourquoi il était là…

C’est bon, je suis assez loin. Je m’arrête de marcher et regarde un peu autour de moi. Cette grande place m’a toujours inspiré un sentiment de respect et de crainte du­rant la nuit. Mais cette nuit les réverbères me réconfortent, je me sens porté par une douce plénitude qui me redonne de l’énergie. Je me laisse aller et je commence à tour­ner dans une sorte de danse incontrôlée. Je me laisse porter par la sensation d’être to­talement seul au milieu de cette grande place sous le ciel noir dans lequel j’imagine la multitude des étoiles que je ne peux pas voir. Je ressens cette solitude qui ne vous alourdi pas mais vous fait retrouver toute votre énergie. Je laisse mes yeux se promener sur tout ce qui m’entoure.

Soudain j’arrête de virevolter ainsi et me fige. Je la fixe avec insistance, tâchant de confirmer ce que j’ai aperçu. Après plusieurs minutes à scruter chacun de ses contours, je me résous à l’idée que mon esprit me joue de mauvais tours. J’abandonne la place en me persuadant que mes yeux ne voient plus clair… Il m’a semblé que la sta­tue tournait sa tête vers moi.