C’était une froide nuit d’hiver. La neige tombait doucement sous un ciel noir où rien ne bougeait. Les flocons recouvraient petit à petit le paysage de la ville. Les cendres se mêlaient paisiblement à leur danse.

Les hommes de Scotland Yard s’agitaient pour tenter de bloquer la route. Ils ba­taillaient comme ils pouvaient, c’est-à-dire assez inefficacement, pour retenir les jour­nalistes le plus loin possible du lieu de l’explosion. Je ne sais pas comment cela était possible, mais presque tous les pays étaient déjà représentés par une équipe de télévis­ion, les journaux anglais restant naturellement supérieurs en nombre. Les barrières venaient d’être installées. L’agitation de mes collègues était si intense qu’un grand désordre régnait dans toute la rue. Nous avions encore tous du mal à nous concentrer sur notre travail ; comment voulez-vous ne pas être effaré, et effrayé, lorsque vous êtes appelés pour une explosion au 10 Downing Street ?

Pour ma première mission au sein de la Met, je dois dire que j’aurais difficile­ment pu imaginer plus extraordinaire. Mais malgré mon éternelle envie de prendre part à de grandes affaires dont le nom résonne à travers le temps, j’aurais préféré com­mencer par un vol de voiture.

En tant que bleu, je devais rester auprès de l’inspecteur Cavendish. Je le cher­chais des yeux quand j’entendis une voix qui insultait les journalistes et les photo­graphes. Je me retournai et vis un homme habillé comme dans les films des années cinquante, un café à la main, en train de vociférer contre tout ce qui ne ressemblait pas à des policiers. Un photographe avait tenté de pousser les barrières pour pouvoir prendre une meilleure photo. On aurait dit qu’il venait de voler l’arme du crime. Après une réprimande de plusieurs minutes, l’inspecteur daigna le laisser et reprendre sa progression vers la scène de crime. Il n’avait pas fait deux mètres que le photographe incriminé tentait à nouveau de faire glisser les barrières sur le béton.

L’inspecteur passa à quelques mètres de moi sans même tourner les yeux. Un sergent venait à sa rencontre pour l’informer de la situation. Il avait le regard d’un homme qui ne comprenait rien à ce qu’il vivait. Passé un instant d’inaction de ma part, je courus afin de les rattraper. Je les rejoignis devant la porte d’entrée et me présentai rapidement. L’inspecteur, après un rapide coup d’œil semblable à ceux qu’on jette sur un enfant qui veut que l’on s’occupe de lui, me fit signe de le suivre.

L’intérieur du bâtiment était en grande partie carbonisé. Les pompiers venaient de finir de sécuriser l’endroit et commençaient à s’en aller. Je ressentais une étrange sensation entre le frisson de pouvoir pénétrer dans un lieu aussi symbolique pour notre pays et celui de voir un tel symbole noirci par les flammes. Je soupirai de soula­gement en entendant que le premier ministre avait été emmené aux urgences mais qu’il ne souffrait que d’un état de choc.

L’explosion avait fait plusieurs victimes : Stanley – le Souricier en chef du cabi­net – ; une femme de chambre du nom de Hilda Robinson ; un valet nommé William North ; et surtout Mme Grenville, la femme du premier ministre. Malgré ce bilan rela­tivement lourd, il paraissait évident que la principale cible était le premier ministre lui-même. Le dispositif de protection fut d’ailleurs immédiatement augmenté, au cas où les commanditaires de l’attentat décideraient de le viser à nouveau.

L’inspecteur fit un tour rapide des lieux, interrogea le sergent sur quelques pre­mières constatations, et décida finalement qu’il y avait encore trop de désordre pour correctement étudier la situation. Il me laissa avec le sergent pour suivre les investigat­ions et repartit comme il était venu. L’enquête commençait.

 

La nation entière s’émut de cette dramatique soirée. Elle venait d’être frappée en plein cœur. Les modérés voulaient voir les coupables devant une cour de justice, les plus touchés appelaient simplement à la vengeance.

Des sortes de petits autels à la mémoire des victimes virent le jour à travers tout le pays. Le plus imposant se trouvait au coin de Downing Street et de Whitehall et était surmonté de la photo de Mme Grenville. Juste à côté se trouvait un autel de taille com­parable dédié à Stanley. La survie du premier ministre avait été accueillie avec un grand soulagement, et lui-même acclamé comme miraculé.

Tout le monde, dans les médias ou dans les pubs, savait qui était à l’origine de ce crime affreux. On accusa tour à tour les opposants politiques, les groupes extrémistes religieux, les services secrets des autres pays – le SVR en première ligne –, les indépendantistes écossais,… Il ne manquait plus que les extraterrestres !

 

De notre côté, l’enquête piétinait. La plus grosse difficulté était de comprendre comment les terroristes avaient réussi à passer tous les systèmes de sécurité. Le parc Saint James était la voie qui semblait la plus crédible. Les services de sécurité qui n’avaient pas réussi à repérer la pose d’une charge explosive dans la demeure du pre­mier ministre devinrent rapidement une risée nationale.

L’inspecteur et moi passions des journées à tourner en rond dans Downing Street ainsi que dans les numéros contigus de la demeure du premier ministre, à la re­cherche du moindre passage secret, de la moindre faille dans un mur, ou de n’importe quel élément suspect. Je n’ai retiré de ces heures d’inspection qu’une connaissance hors du commun du quartier qui m’aurait sans problème permis de devenir l’un des meilleurs guides touristiques spécialisés de la ville.

En ce qui concernait les commanditaires, aucune revendication ni aucune infor­mation ne nous parvenait. Nous en étions donc réduits à la même liste de suspects que le reste du pays.

 

L’expertise révéla quelques semaines plus tard que l’explosif utilisé était un an­cien Semtex, fabriqué dans les années huitante et donc plus difficile à détecter par l’absence de certains composants. Ce type de lot étant rare, nous espérions remonter au fournisseur rapidement. Malheureusement, aucun autre crime n’avait été commis avec cet explosif, ce qui limitait l’espoir de pouvoir retrouver le vendeur. Néanmoins, nos informateurs ne baissaient pas les bras et continuaient la chasse.

Cette dernière devint plus compliquée lorsque les caractéristiques précises du Semtex furent livrées dans les journaux. Le vendeur risquait de ne plus utiliser cette ré­serve, de peur d’être découvert. L’information devait avoir été donnée à la presse par l’un des membres de l’équipe. L’inspecteur n’apprécia pas cette découverte en lisant son journal et passa légèrement ses nerfs sur ce qui se trouvait à sa portée ; presque la moitié de son mobilier fut détruite. Nonobstant sa fermeté lors du sermon qu’il nous tint sur les relations entre les forces de police et les journalistes, ainsi que sa détermi­nation à lancer une enquête interne, la source – si tant est qu’il n’y en avait qu’une – ne fut jamais découverte. Et les journaux continuèrent de divulguer des éléments censés rester secrets pour le bon déroulement de l’instruction. Pour la santé physique des pa­trons de presse, il était heureux qu’ils ne soient jamais présents lorsque l’inspecteur li­sait son journal.

Il était de ce que l’on appellerait la « vieille école ». Pour lui, les journaux n’avaient rien à faire dans le travail de la police et leurs interventions étaient une source de problèmes dans une enquête en cours. Ses crises de nerfs contre les journa­listes trop fouineurs ou trop bavards étaient presque aussi célèbres que ses succès dans de grandes affaires. Ses accès de colère étaient d’ailleurs la source de nombreuses mo­queries entre mes collègues. Ils raillaient son caractère trop « méditerranéen ». Sans pour autant continuer d’admirer son palmarès d’affaires résolues bien sûr, mais je m’étais vite rendu compte lors de nos soirées dans le vieux pub du coin de la rue, que si son passé était respecté, sa manière d’être l’était nettement moins.

J’avais de mon côté du mal à me faire une idée précise concernant l’homme. Au cours de nos inspections, il avait commencé à m’apparaître moins rude que durant les premiers jours et, à force de nous côtoyer, je crois qu’une certaine tolérance s’était dé­veloppée de chaque côté. Et je ne parvenais pas à oublier toutes les affaires dans les­quelles il avait fait parler de lui. Je ne pouvais pas croire qu’un enquêteur aussi doué qu’il l’avait été pouvait être condamné uniquement pour ses sautes d’humeur.

 

Comme l’enquête n’avançait pas, ou qu’ils n’étaient jamais mis au courant, les médias commencèrent à creuser de leur côté afin de continuer à alimenter le public en nouveaux rebondissements. Ils tentèrent d’abord d’infiltrer les groupes extrémistes d’opposants politiques, mais ils ne trouvèrent rien d’intéressant.

Alors, pour pouvoir continuer à livrer de nouvelles informations, ils creusèrent la vie des victimes. La femme de chambre avait la quarantaine, divorcée. L’entretien entre le journaliste et son ex-mari – qui avait visiblement une certaine rancune contre son ancienne femme – fut l’une des séquences qui atteignit la plus haute audience du­rant le mois. Le valet était un père de famille de deux enfants, veuf depuis deux ans. Sa vie bouleversa des milliers de nos concitoyens.

Mais les découvertes les plus sensationnelles entourèrent la femme du premier ministre. The Sun publia l’histoire presque complète de la liaison de Mme Grenville, suivi rapidement par le Daily Star, le Times, le Guardian, etc. Comme si le premier mi­nistre avait besoin de vivre cela après l’explosion… Le gouvernement tenta comme il pouvait de faire bloc autour de son chef et d’étouffer l’affaire en utilisant différentes di­versions. Mais les mœurs de nos dirigeants ont toujours attisé la curiosité des foules.

Nous connaissions déjà depuis un certain temps la plupart de ces éléments, mais nous n’avions rien révélé à la presse. Ordre de l’inspecteur. D’ailleurs, je ne voyais pas en quoi ils auraient pu intéresser les journaux. Mais eux savaient visiblement que cela plairait énormément au public. Le pays entier fut bientôt informé que le premier mi­nistre était un cocu. Les « petits secrets » de la première dame firent les couvertures durant des semaines, occultant presque la recherche du poseur de bombe. Ce désinté­rêt de la presse nous permit de plancher plus tranquillement sur le dossier.

 

Finalement, après plusieurs mois, nous sommes parvenus à remonter jusqu’au vendeur d’explosif grâce à l’un de nos informateurs. Le vendeur était un ancien bra­queur de banque du nom de Robert Compton, qui s’était reconverti dans le trafic d’ex­plosifs après sa peine de prison. Une activité moins risquée car comportant moins de présence sur le terrain, nous a-t-il expliqué. Il ne s’est pas montré surpris de notre vi­site et n’a pas posé le moindre problème durant le trajet jusqu’au commissariat. Il sem­blait retrouver un environnement qu’il connaissait et observer ce qui avait changé.

Après plusieurs heures d’interrogatoire, il avoua finalement avoir vendu les ex­plosifs et se dit prêt à nous indiquer l’acheteur, à condition qu’il soit bien consigné qu’il collaborait de sa propre initiative et avec bonne volonté à notre enquête. Une fois ce point réglé, il commença à parler plus librement. Il nous expliqua que les explosifs avaient été achetés par le valet du 10 Downing Street, celui qui était mort lors de l’ex­plosion. Le sergent chargé de l’interrogatoire paraissait perdre patience face à cette his­toire où la logique avait disparu. Il sortit de la salle en déclarant, fatigué, qu’il n’y avait rien à tirer de ce témoin, qu’il se moquait de nous.

L’inspecteur et moi avions observé toute la scène à travers la glace sans tain. Je guignais de l’œil pour observer ses réactions. Son air pensif me surprit. Je m’attendais à le voir enrager contre les histoires de Compton, mais il avait le regard d’un joueur d’échec avant un coup difficile, concentré pour visualiser toutes les options qui s’offrent à lui.

Tout à coup, il se redressa, resta un instant figé, puis sortit en courant pour pas­ser un appel que je ne suis pas parvenu à écouter. Après avoir raccroché, il s’enferma dans son bureau et se mit à marcher de long en large. Je l’observais à travers la paroi vi­trée. Son visage laissait transparaître tour à tour le doute et la concentration d’un boxeur avant sa montée sur le ring.

Il était encore en train de tourner en rond lorsque j’entendis des réactions mon­ter chez mes collègues. Je me retournai et vis le premier ministre au milieu du com­missariat. Aussitôt qu’il l’entendit demander pourquoi nous l’avions fait venir, l’ins­pecteur fonça l’accueillir et, tout en lui expliquant que nous avions certaines questions de routine à lui poser, il le conduisit dans une salle d’interrogatoire dont il referma la porte à clé sitôt entré.

Mes collègues et moi-même ne comprenions rien à ce qui se passait et nous res­tâmes un long moment à nous dévisager les uns les autres afin de trouver quelqu’un qui en saurait plus. Soudain, nous entendîmes des cris de protestation du premier mi­nistre. De plus en plus inquiets au sujet des agissements de l’inspecteur, nous ten­tâmes en vain d’ouvrir la porte. Plusieurs de mes collègues commençaient à croire que l’inspecteur était devenu fou et appelèrent le reste du commissariat en renfort. Je ne savais pas bien moi-même que penser de ce qui se passait dans cette salle.

Après moins d’une heure, tout était terminé. L’inspecteur sortit de la salle épui­sé ; le premier ministre venait d’avouer le meurtre de sa femme et des deux serviteurs.

Il avait appris la liaison de sa femme quelques mois avant l’explosion. Sa colère lui avait donné une envie irrépressible de se venger de celle qui l’avait ainsi trahi, ne sa­chant pas qui était son amant, ou ne pouvant l’atteindre directement, il canalisa toute son aigreur contre sa femme. Mais il lui était difficile d’agir et il craignait avant tout que cette histoire s’ébruite. Sa réputation ainsi que son image en aurait pris un mau­vais coup. L’idée lui était finalement venue de faire passer la mort de sa femme pour une tentative d’assassinat terroriste contre lui-même. Il avait alors demandé à son valet d’acheter des explosifs. Le pauvre homme, trop loyal pour douter des bonnes intent­ions du premier ministre et devant nourrir ses enfants, avait accepté et lui avait ramen­é le Semtex. Il avait ensuite installé le dispositif et prévu l’heure pour que sa femme meure mais qu’il puisse se trouver dans une autre partie de la demeure. La mort du va­let lui permettait d’éliminer les témoins gênants. La femme de chambre s’était simple­ment trouvée au mauvais endroit au mauvais moment.

Il quitta la salle d’interrogatoire en pleurant. L’inspecteur rentra chez lui. Mes collègues et moi sommes restés sans savoir quoi nous dire. Les journées qui suivirent se déroulèrent dans une ambiance des plus étranges.

 

Quelques mois plus tard, le tribunal condamnait notre ancien premier ministre à la prison à perpétuité pour assassinat. Compton fut lui condamné pour trafic d’ex­plosifs. Sa demande de réduction de peine pour collaboration avec les services de l’État ne fut pas retenue. L’inspecteur Cavendish fut nommé inspecteur-chef, et plus per­sonne ne pensa qu’il était fou.

Une fois passées la surprise et la colère, les réactions dans le pays furent plus confuses ; les gens ne savaient pas comment réagir. L’ennemi de la nation que tout le pays avait condamné durant des mois s’était révélé être le premier de ses citoyens. Et son arrestation avait eu lieu grâce au témoignage d’un trafiquant d’explosifs.

 

Quant à moi, j’ai quitté Scotland Yard une fois cette affaire terminée. Et j’avais besoin de remettre un peu d’ordre dans mes esprits après tout cela. L’honneur bafoué d’un homme incapable de se maîtriser avait coûté la vie à trois personnes. Ce que les hommes peuvent faire quand ils n’écoutent que leurs émotions…